Les grands groupes face aux défis de l’acculturation à la data
⏱ 6 minComment sensibiliser des milliers de salariés à la data, leur faire comprendre les enjeux, les motiver et les aider à adapter leurs pratiques ? Comment démystifier l’automatisation de certains outils de travail ? Répondre à ces questions permet de tirer au mieux parti des technologies numériques et des données.
C’est un énorme chantier ! Après avoir recruté à prix d’or des experts de la data, créé des équipes techniques et toute une organisation pour concevoir des algorithmes et automatiser des processus, après avoir adapté les infrastructures avec des data lakes et autres outils de management de la data, beaucoup d’entreprises se rendent compte que leur organisation n’est pas prête à vivre ces bouleversements. « Elles manquent de maturité collective et organisationnelle, résume Antoine Amiel, dirigeant de Learn Assembly, une PME qui accompagne les grandes entreprises impactées par le numérique et la data en matière d’employabilité de leurs salariés. Au-delà des obligations réglementaires comme la RGPD [la réglementation sur les données personnelles, NDLR], il faut mettre en place un langage commun pour que les salariés comprennent les enjeux, ce que le numérique, l’automatisation et l’intelligence artificielle impliquent dans leur métier. Il faut aussi casser les mythes et les méfiances. » Et cela ne passe pas par de savants développements algorithmiques ou statistiques !
Privilégier une information concrète et ciblée
Détaillons le cas d’AXA, groupe d’assurance mondial. « Notre ambition est de devenir une Data-Driven Company. Depuis 2014, nous avons mis en place un écosystème complet dans chacune de nos 52 entités dans le monde, raconte Nathalie Pasquin, en charge de la transformation culturelle data chez AXA. Nous avons focalisé nos efforts sur la mise en place des fondations IT et nous avons créé des postes de Chief Data Officer, de data scientists, de data engineers, ainsi qu’un Data Management Office, et de nouveaux rôles tels que data steward, data owner, etc. Chaque année, nous mesurons notre maturité Data et nous observions depuis quelques années, un plateau sur différentes dimensions telles que la qualité des données, la création de valeur mais aussi l’acculturation de nos collaborateurs. »
Le diagnostic est posé mi 2019 : « Malgré une communication massive auprès de nos 126 000 collaborateurs sur l’importance des données, malgré des plans de formation et différentes actions de mobilisation, les habitudes n’avaient globalement pas changé… constate-t-elle. En fait, les collaborateurs se sont vite désintéressés du sujet data car ils ne savaient pas concrètement ce qu’ils devaient changer dans leurs pratiques. Ils ont développé une résistance plus ou moins active face à une communication jugée trop abstraite, et un déploiement qui leur apparaissait dénué de sens. Quant aux responsables Business, la majorité ne croyait plus à la magie de la data ; les bénéfices générés n’étant pas à la hauteur des promesses. »
Expliquer l’importance des données dans chaque métier
AXA initie alors une transformation culturelle mondiale : « Nous avons d’abord simplifié le discours au travers d’un Manifesto de la data avec 5 slogans simples à retenir et concrets comme « Share data and ensure its access to everyone », explique Nathalie Pasquin. Nous avons aussi développé un outil sous forme de jeu pour susciter la curiosité (voir ci-dessous) : déployé massivement, il remporte un très grand succès à tous les niveaux de l’entreprise. Enfin, en octobre dernier, nous avons lancé un programme d’acculturation à la data, avec comme objectif de modifier profondément les habitudes autour de la donnée de l’ensemble des collaborateurs AXA d’ici à 2023. » Une gageure ! « Notre méthodologie, testée dans trois pays (France, Belgique, Italie), donne déjà des résultats très prometteurs », se réjouit-elle.
Exemple avec les collaborateurs des centres d’appels, qui gèrent les demandes des clients : pour diverses raisons, ils omettaient souvent d’indiquer leurs e-mails. Or, cette donnée manquante est importante dans l’interaction avec le client. « En expliquant la création de valeur inhérente à la collecte de l’adresse e-mail, l’usage qui en est fait au sein de l’entreprise, et en analysant les résistances terrain, nous avons pu comprendre les habitudes et mettre en place des solutions adaptées. En moins d’une semaine, la saisie de cette donnée a été doublée ! », explique Nathalie Pasquin.
Autre exemple : le développement du « self-service BI » mindset. « Grâce à du design thinking, nous avons pu faire changer rapidement les habitudes, poursuit-elle . Nous avons fait travailler ensemble les collaborateurs impliqués pour questionner l’importance de chaque donnée, en misant sur la data visualisation pour favoriser les échanges de données avec d’autres métiers. Par ailleurs, nous développons un programme de formation de l’encadrement pour que les managers expliquent leurs décisions selon une trame mettant en évidence le rôle des données. Car ce sont eux qui prendront le relais. En avril prochain, nous généraliserons nos approches à grande échelle grâce à des concepts de scalabilité innovants tenant compte des postures des familles professionnelles vis-à-vis de la data. »
À l’image d’AXA, La Poste, Total, Safran, EDF, BNP Paribas… tous les grands groupes, quel que soit leur domaine d’activité, sont confrontés aux mêmes problèmes. « Nous en sommes tous à peu près au même stade, estime Éric Pestel, responsable de la formation R&D chez Safran, motoriste et équipementier aéronautique. Nous échangeons et mettons en commun nos méthodologies et outils de formation en matière d’acculturation à la data dans le cadre de groupes de travail. »
« Comme les grands cabinets de conseil n’ont pas encore d’offre en la matière, on développe le savoir-faire ensemble, constate Nathalie Pasquin d’AXA, qui a choisi de se faire accompagner par un grand cabinet. Par ailleurs, aussi étonnant que cela puisse paraître, le constat est le même partout dans le monde, y compris dans notre succursale aux États-Unis. Seule la Chine a une culture différente de la donnée. » Difficile de tirer des généralités, mais avec quelques années de recul, il semble qu’au-delà de l’indispensable communication sur la stratégie globale, la compréhension de la mise en pratique fasse la différence.
Sensibiliser le plus grand nombre à l’IA avec pédagogie
« Beaucoup de directeurs data nous disent passer 30 %, voire 50 %, de leur temps à faire de la formation, de l’information sur la data avant de pouvoir travailler, affirme Antoine Amiel, de Learn Assembly. En fait, ce besoin d’acculturation, de sensibilisation de tous les employés aux enjeux de la transformation numérique, bouscule beaucoup les politiques de ressources humaines, car les techniques classiques de formation ne fonctionnent pas bien. Pour notre part, nous co-construisons des contenus avec les entreprises, notamment des Cooc (Corporate Online Open Course, à l’image des Mooc, mais pour les entreprises) pour sensibiliser leurs milliers de salariés à la data, développer leur curiosité et les faire monter en compétence. Ces dispositifs en ligne fonctionnent encore mieux complétés par du présentiel, de la mise en pratique et du mentorat. Le « tout en ligne » permet surtout une prise de conscience. »
Pour démystifier l’intelligence artificielle (IA) et rassurer, ces nouveaux formats doivent faire sourire, expliquer avec humour et un ton décalé, à l’instar de cette vidéo qui a accompagné la mise en place en 2015 de Safran Analytics, l’entité de Safran dédiée à l’analyse de données. Exemples de contenus produits par Learn Assembly : le Cooc sur la culture digitale créé pour la MAIF en 2016, celui pour BNP Paribas Securities Services « Become familiar with AI », primé en 2018 par Cegos, ou encore le e-learning d’acculturation bientôt opérationnel chez Safran. « Avec le seul bouche à oreille, 15 % de nos salariés ont suivi notre Cooc, se félicite Sami Hamida, HR Change Manager chez BNP Paribas Securities Services. Soit près de 1 300 personnes, dans 28 pays, qui y ont consacré 8 heures en moyenne. Les parcours étaient adaptés (libres ou guidés) selon les profils, identifiés via un quiz. Le mélange de courtes vidéos, d’articles, de mémos, d’activités interactives individuelles ou collectives, pour comprendre comment sont utilisées les données, ou rechercher des solutions, est un moyen attractif de sensibilisation à cette vague de changements liés au numérique, à l’automatisation, aux outils d’intelligence artificielle sous toutes leurs formes, dans l’entreprise comme dans le quotidien. »
Puis faire monter en compétence dans l’entreprise
« Ce partage d’information est effectivement un énorme chantier, confirme Virginie Thirion, responsable de l’équipe transformation digitale chez Safran Analytics. Chez nous, cela concerne 95 000 personnes dans le monde, dans tous les métiers, tant en matière d’efficacité que de valorisation, par exemple dans le domaine de l’analyse prédictive. Notre e-learning permet une diffusion au plus grand nombre, chacun à son rythme, et selon ses besoins d’information. Il dure environ 1 h 30, et aborde la gouvernance, la sécurité des données, leur valeur, etc. Il oriente aussi les plus curieux vers des formations ou des outils spécifiques comme la data visualisation. Au-delà, la mise en pratique passe par une montée en compétence de nos salariés pour maîtriser le langage de la donnée, la rendre exploitable. Pour cela, nous mettons en valeur des cas d’usages vertueux via des vidéos, un partage d’expérience oral, des guides. On constate, via nos sondages annuels auprès des collaborateurs, qu’ils ont bel et bien pris conscience de l’importance de la data. »
Même constat chez BNP Paribas Securities Services :« Après 3 ans d’efforts et l’automatisation d’une centaine de nos processus, nous observons une même perception favorable à la transformation digitale, précise Alexandra Bergstrom, responsable communication et formation sur le programme IA. Nos collaborateurs ont changé de vision sur le sujet et s’y intéressent de plus en plus. L’automatisation des processus dans leur métier ne soulève plus d’inquiétude, de peur de perdre leur emploi. Ils ont compris que ces changements sont graduels, et surtout, qu’ils simplifient leur travail au quotidien. » Work in progress !
Isabelle Bellin
Illustration à la une : Axa a développé un jeu baptisé Smart pour susciter la curiosité des collaborateurs sur les usages et l’importance des données ©AXA