Comment mieux valoriser nos données génétiques en France ?
⏱ 5 minHenri-Corto Stoeklé (bioéthicien), Ninon Forster (juriste), Philippe Charlier (médecin), Oudy Ch. Bloch (avocat), Christian Hervé (médecin), Mauro Turrini (sociologue), Jean-François Deleuze (généticien), Guillaume Vogt (généticien)
Email correspondant : guillaume.vogt@inserm.fr
En « cassant » les prix des tests génétiques, quelques sociétés de biotechnologie américaines collectent et stockent des millions de données génétiques. Sous couvert de partage, elles en revendent les informations à prix d’or à différents tiers dont l’industrie pharmaceutique. Quelle position adopter, en France, compte tenu de notre législation, pour pouvoir utiliser nos données génétiques tant scientifiquement qu’économiquement tout en respectant l’intérêt de chacun ?
La « donnée » est une information brute sans valeur d’usage mais avec une valeur d’échange selon sa nature 1. Le fait est que l’« achat d’une paire de chaussures sur Amazon » ou le « visionnage d’une vidéo sur Youtube » sont des données de valeur significativement moindre qu’une donnée génétique comme « mutation BRCA2 ». Depuis maintenant trois décennies, un véritable marché s’est créé autour des données génétiques, notamment aux États-Unis 2. La donnée génétique est ainsi devenue un capital que l’on peut faire fructifier ou vendre. Mais cette idée, largement acceptée aux États-Unis, soulève des enjeux éthiques majeurs en France. La question est la suivante 3 : compte-tenu de ces pratiques Outre-Atlantique, doit-on (et si oui, comment ?) permettre une valorisation scientifique, mais aussi et surtout économique des données génétiques en France ?
L’histoire commence au début des années 2000 : deux évènements ont changé la donne. D’une part, la « révolution » du génotypage et du séquençage à haut débit a permis de produire, à faible coût, des centaines puis des millions de données génétiques (des séquences d’ADN). D’autre part, l’avènement d’Internet a boosté le transfert de l’information. Aujourd’hui, un autre phénomène est entré en jeu : le fait que tout un chacun produise « spontanément » des données, de toute nature, via des moyens de communication usuels (ordinateurs, smartphones, tablettes, objets connectés…), souvent sans avoir conscience de ce que cela implique 4–5. Ces données rejoignent les réseaux numériques de quelques entreprises privées, principalement nord-américaines, dont les GAFAGoogle, Apple, Facebook, Amazon, qui en deviennent, de fait, « propriétaires ». Le modèle économique de ces entreprises est celui du « marché biface » qui leur permet de collecter ces données afin de les transformer en informations à vendre 6–8.
Une autre notion de partage des données
Le cas des données génétiques est différent : leur production et leur transformation en informations reste centralisées 4. Seules des biotechs ou des structures académiques ont, actuellement, le droit et les capacités techniques de le faire. Mais, depuis une dizaine d’années, certaines biotechs américaines, comme 23andMe, ont choisi d’adapter le modèle économique des GAFA aux données génétiques. Concrètement, sur sa plateforme internet, 23andMe propose des tests génétiques bon marché (ses tarifs sont passés de 1000 $ à 100 $ en 6 ans) sous forme de kits d’analyse d’un échantillon de salive. En échange, l’individu reçoit une analyse génétique qui l’informe sur son ascendance et sur des marqueurs associés à différentes maladies. Bien qu’interdite en 2012 aux États-Unis par la FDA (Food and drug administration) uniquement pour les marqueurs associés à des maladies, elle a obtenu une autorisation depuis, mais pour un nombre plus restreint de marqueurs spécifiques. Mais le cœur du business de 23andMe n’est pas là (les kits sont vendus à perte) : en les stockant et en les croisant avec d’autres données personnelles, l’entreprise vend surtout ces données génétiques, transformées ou non en information, à des prix élevés, à des tiers – Genentech a passé un contrat d’un montant global de 60 millions de dollars en 2015 pour déterminer le profil génétique de la maladie de Parkinson à partir des données génétiques de 3000 consommateurs de 23andMe présentant cette maladie 2.
L’idée générale de ce modèle économique est de produire une quantité importante de données par l’intermédiaire d’un réseau numérique connectant de nombreux usagers. Sous couvert du consentement « exprès », les données des usagers sont ensuite stockées et valorisées auprès de tiers. La plateforme intervient donc comme intermédiaire entre les individus (les sujets de recherche et les informations possibles contenues dans leur ADN) et les chercheurs et industriels. Ces sociétés parlent de « partage » de données, avec comme sous-entendu que les usagers ne produiraient pas, ou ne vendraient pas, leurs données à une entreprise privée. En réalité, la donnée est devenue un moyen de paiement. Ces biotechs produisent et « partagent » des données, en particulier génétiques, de millions d’usagers, entre eux mais surtout à des tiers.
Distinguer l’information de la donnée
Qu’en est-il du point de vue juridique ? En France, les tests génétiques doivent être prescrits par des médecins et réalisés par des laboratoires de recherche ou agréés pour le soin, ce qui n’est pas le cas d’une biotech comme 23andMe. L’autre différence, et de taille, entre la France et les États-Unis est qu’Outre-Atlantique la donnée génétique est considérée comme un bien valorisable économiquement par une entreprise privée ou une personne. Il en va tout autrement de notre législation nationale qui envisage les données génétiques sous l’angle du droit de la personnalité et non celui de la propriété. Rattachées au corps humain, ces données appartiennent bien à la personne dont elles sont issues mais sont à protéger. Autrement dit, nos données génétiques nous appartiennent mais nous n’en sommes pas propriétaires, au même titre que nos organes 9–10. Différentes institutions comme la CNILCommission nationale de l’informatique et des libertés veillent à l’application de ce droit. Le problème est que cette loi rend difficile le processus de valorisation, autant scientifique qu’économique, des données génétiques des français en France.
Nous préconisons une idée « simple » : distinguer l’information de la donnée. Car si la donnée génétique ne peut être assimilable à un bien, l’information, elle, pourrait l’être et être ainsi potentiellement mieux valorisée tant scientifiquement qu’économiquement: de fait, si le niveau de transformation est significatif, l’information obtenue à partir de données peut être considérée comme une création originale et relever alors du droit des brevets, à condition de pouvoir retrouver l’empreinte de la personnalité de l’auteur de la transformation ; ce que l’on peut avoir du mal à concevoir tant l’exploitation est technique et répond à un protocole précis. Néanmoins, de quel processus de transformation parlons-nous ici ? D’agréger une grande variété de données, y compris génétiques, issues d’un nombre considérable de personnes différentes, afin d’obtenir des informations qui n’ont plus rien à voir avec les données génétiques d’une seule personne, et par ailleurs de les anonymiser. Ainsi, à défaut de considérer la donnée génétique comme un bien, établir une distinction claire entre donnée génétique et information permettrait indirectement de valoriser économiquement les données génétiques en toute transparence.
Références
1 Stoekle HC. Médecine personnalisé et bioéthique: enjeux éthiques dans l’échange et le partage des données génétiques [personalized medicine and bioethics: ethical issues in the exchange and sharing of genetic data] L’Harmattan ed2017.
2 Hervé C, Stoekle HC, Vogt G. « Un marché aux données génétiques » qui interroge. Le Monde [Internet]. 2016.
3 Stoekle HC, Forster N, Charlier P, Bloch OC, Hervé C, Deleuze JF, et al. [Genetic data sharing: a new type of capital]. Medecine sciences : M/S. In press.
4 Stenger T, Coutant A. Ces Réseaux Numériques Dits Sociaux. Hermès. 2011.
5 Proulx S, Heaton L, Kwok Choon M, Millette M. Paradoxical Empowerment of Produsers in the Context of Informational Capitalism. New Review of Hypermedia and Multimedia 2011;17(6):563-74.
6 Armstrong M. Competition in two-sided markets. The RAND Journal of Economics. 2006;37(3):668–91.
7 Rochet JC, Tirole J. Platform competition in two-sided markets. Journal of the European Economic Association. 2003:990-1029.
8 Stoekle HC, Mamzer-Bruneel MF, Vogt G, Herve C. 23andMe: a new two-sided data-banking market model. BMC medical ethics. 2016;17:19.
9 Caire A. Le corps gratuit : réflexions sur le principe de gratuité en matière d’utilisation de produites et éléments du corps humain Revue de Droit Sanitaire et Social. 2015:865.
10 Le Corre F, Chassang G, Rial-Sebbag E. Valorisation des éléments du corps humain : biobanques, propriété et commercialisation. Revue générale de droit médical. 2017:155.