Entretien avec Yves Meyer, prix Abel 2017
⏱ 4 minYves Meyer a reçu, le 21 mars 2017, le prix Abel pour ses travaux sur la « théorie des ondelettes ». Décerné chaque année par l’Académie royale norvégienne des sciences et des lettres pour l’ensemble d’une carrière, c’est l’une des plus prestigieuses récompenses en mathématiques, l’équivalent du prix Nobel.
Quel regard portez-vous sur la révolution numérique et plus généralement sur la science ?
Yves Meyer : J’ai perçu la révolution numérique dès les années 1980 lorsque j’ai commencé à travailler sur les ondelettes. Ses piliers sont les mathématiques mais aussi l’informatique, une science d’une richesse et d’une difficulté également considérable avec laquelle les mathématiques ont parfois été en compétition. Je partage, pour ma part, la vision unifiée de la science impulsée par le mouvement de philosophie des sciences The Institute for the Unity of Science inspirée de l’aventure néopositiviste du « Cercle de Vienne » dans les années 1930. Une vision extrêmement positive de la société où les barrières entre les sciences sont artificielles. Norbert Wiener illustre cela à merveille à la fin des années 1940 en inventant la cybernétique*, science transdisciplinaire par excellence. Il met par exemple en évidence le fait que la rétroaction (feedback), cette interaction réciproque qui fait que l’action d’un élément sur un autre entraîne en retour une réponse, s’applique tant en physique qu’en biologie. Une trouvaille absolument géniale à cette époque qui montre bien l’importance de l’interdisciplinarité. N’oublions pas néanmoins qu’il est fondamental de commencer par se centrer sur son métier d’origine et quand, tel une abeille on a suffisamment butiné, s’ouvrir à d’autres disciplines.
Où se situent les mathématiques appliquées, notamment le traitement d’images, dans cette science unifiée ?
Yves Meyer : Toutes les idées actuelles d’intelligence artificielle, de réseaux de neurones profonds, de big data, de deep learning… me paraissent être dans le sillage de ce mouvement de science unifiée. Les scientifiques, notamment les mathématiciens, ont compris, lors de la seconde guerre mondiale, que ce qu’ils faisaient était applicable à bien d’autres choses : la modélisation mathématique permettait de limiter les pertes humaines en choisissant l’organisation des convois de navires de guerre ; Alan van Turing parvenait à casser les codes secrets allemands… Le plus bel exemple, à mes yeux, de cet élan qui nourrit aujourd’hui encore les recherches en deep learning et en imagerie numérique, c’est la découverte par David Hubel du fonctionnement du cortex visuel primaire. Ce qu’il a mis en lumière est sublime : il a compris que la vision était un programme informatique installé dans notre cerveau, une vraie suite d’algorithmes avec des prétraitements, des calculs, du débruitage, etc. La rétine envoie des signaux électriques, transformés en suites de 0 et de 1, prétraités puis envoyés dans les zones cognitives du cerveau qui reconstruisent l’image. Cela fonctionne un peu comme un appareil photo numérique ! Avec Torsten Wiesel et Margaret Livingstone, Hubel a montré que les cellules du cortex visuel primaire sont affectées à des tâches spécifiques et répétitives, comme la détection de motifs périodiques ou de contours selon telle ou telle orientation, etc. En étudiant la vision de chats et de singes, il a aussi compris que certaines parties du cerveau sont pré-câblées et que ce câblage peut s’effacer, faute de simulations. C’est le cas de 2 à 5 % des nouveau-nés qui souffrent d’amblyopie, un fort strabisme, temporaire, à la naissance, qui peut entrainer une forme de cécité. Les travaux de Hubel ont débouché sur une méthode de guérison de l’amblyopie, utilisée dans le monde entier. Cela lui a valu, en 1981, le prix Nobel de médecine avec Torsten Wiesel. David Marr a interprété** les travaux de Hubel et Wiesel en expliquant que les centres de prétraitement du cortex visuel primaire faisaient, en fait, une analyse en ondelettes ! La biologie avait compris depuis très longtemps ce que j’ai modestement contribué à mettre à jour. C’est fabuleux de constater à quel point les disciplines scientifiques s’interpénètrent.
Quelles sont les clés de votre réussite et quels conseils donneriez-vous aux étudiants ?
Yves Meyer : Avec le recul, je pense que ma curiosité a été nourrie par le climat multiculturel et par la diversité dont j’ai pu profiter au lycée Carnot de Tunis. Outre ce « bruissement intellectuel » au milieu d’une dizaine de communautés, nos professeurs nous prodiguaient un enseignement que l’on qualifierait aujourd’hui de « déjanté », d’une grande liberté. Quant à ma réussite, je la dois à mes rencontres heureuses et à mes étudiants de thèse avec lesquels j’ai adoré travailler et qui ont démultiplié mes capacités (j’ai eu jusqu’à 17 thésards en même temps quand j’étais à l’université Paris-Dauphine). On ne réussit que grâce aux autres. Si on accepte d’écouter, de comprendre et d’entrer en résonance avec les autres. Je conseille aux jeunes de chercher à développer ce 6e sens qui permet de percevoir des rencontres, des rapports d’amitié… c’est fondamental. C’est en résolvant un problème que m’a posé Jacques-Louis Lions, que j’ai compris que ma technologie mathématique pouvait s’appliquer à un problème réel, en l’occurrence la stabilisation d’une plate-forme spatiale : cela m’a remis en action après une grave dépression. C’est aussi à ce moment-là que je suis devenu un mathématicien appliqué.
Propos recueillis par Isabelle Bellin
*Inventée par Norbert Wiener en 1948, la cybernétique est la science du contrôle des systèmes, vivants ou non-vivants que ce soit des sociétés, des réseaux d’ordinateurs, des machines, des entreprises, des cellules, des organismes, des cerveaux, des individus ou des écosystèmes.
** Vision – A Computational Investigation into the Human Representation and Processing of Visual Information (David Marr)
Yves Meyer
Yves Meyer : Particulièrement éclectique dans ses thèmes de recherches, Yves Meyer est à la fois créatif et rigoureux. Elève particulièrement brillant, primé au concours général de mathématiques, il est reçu premier à l’Ecole normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm à 18 ans après des études au lycée Carnot de Tunis. Agrégé, son parcours d’enseignant le mène ensuite au Prytanée de La Flèche, puis à l’université de Strasbourg où il termine sa thèse avant de devenir professeur à Orsay (Paris XI). Ce sera ensuite Polytechnique, puis l’Université Paris-Dauphine avant de rejoindre en 1995 le Centre de mathématiques et de leurs applications (CMLA) de l’ENS Paris-Saclay. Ses collaborateurs soulignent son immense générosité, l’importance qu’il accorde à la transmission de la science et aux valeurs d’humanisme et de tolérance qui y sont liées. Ses sujets de recherche vont de l’analyse harmonique (la décomposition de fonctions en séries de Fourier) aux quasi-cristaux (un pavage quasi-périodique qui a ouvert la voie à une nouvelle branche de la chimie) en passant par l’étude des opérateurs d’intégrales singulières, puis à partir de 1984 aux ondelettes, aux problèmes d’analyse non linéaire ou au compressed sensing pour le débruitage d’images. Son parcours, remarquable, souligne aussi l’absence de frontières entre recherche fondamentale et appliquée.
Pour en savoir plus
Perception et compression des images fixes, par Yves Meyer
La théorie des ondelettes