Et la gouvernance des documents ?
⏱ 5 minSi la gouvernance des données structurées semble en bonne voie, c’est encore loin d’être le cas pour celle des données non structurées. Tout aussi importante pourtant. Notamment le jour où réglementation, législation ou contestation imposent de retrouver ces documents-là…
Question posée à Lionel Husson, directeur de Spark Archives, filiale du groupe Klee et éditeur d’un outil de gouvernance des archives éponyme : « Qu’entendez-vous par gouvernance dans le cas des archives ? » « La gouvernance est l’ensemble des politiques et règles (de catégorie, d’accès, de stockage, de durée de conservation) appliquées à un ensemble d’informations stockées dans un référentiel, ces documents pouvant être des e-mails, des factures, des contrats, des feuilles de paie, des livres, du texte, des documents numérisés, des images, etc. » Cela ressemble beaucoup à la définition de la gouvernance des données structurées que sont les datas, sauf que ces dernières sont stockées dans des bases de données, et gérées dans un monde analytique, là où les données non structurées sont dans des baies de disques ou de stockage et pas forcément simples à exploiter en termes d’analyse de contenu.
Deux populations qui s’ignorent
« Les problématiques sont effectivement en grande partie les mêmes, reconnaît Lionel Husson. D’ailleurs, depuis quatre ou cinq ans, notre produit, qui existe depuis une vingtaine d’années, commence à être utilisé par quelques directions des systèmes d’information (DSI) d’entreprises ou d’organisations. Mais il faut reconnaître que 80% des DSI ne connaissent pas Spark Archives, alors que 80 % des archivistes nous connaissent. La principale raison est historique et culturelle : le monde du document a une image erronée, poussiéreuse, peuplée d’archivistes éloignés de la culture des systèmes d’information, quand le monde de la data est chasse gardée d’informaticiens de la DSI. Ces deux populations s’ignorent souvent. Il peut y avoir des projets de gouvernance des données dans lesquels on oublie totalement les archives tout comme des projets de gestion d’archives peuvent oublier la gouvernance des données. » C’est la réglementation générale pour la protection des données (RGPD) qui a contraint ces deux populations à se parler… pour identifier les données personnelles stockées dans les archives.
Un autre frein à une gouvernance commune est que les DSI pensent que les documents sont plus difficiles à gérer. « Faux ! s’insurge Jean-Pascal Perrein, CEO de 3org, cabinet de mentorat en gouvernance de l’information. La partie documentaire est effectivement plus éparpillée que les données structurées mais elle peut être gérée bien plus facilement de façon qualitative, de façon systémique (par grands ensembles) alors que l’on est vite débordé par l’énorme quantité de données structurées. » Depuis 2010, le consultant milite pour instaurer ce qu’il appelle une gouvernance de l’information incluant données structurées et non structurées. « En soi, une donnée non-structurée n’est rien d’autre qu’un ensemble de données formant un contexte, précise-t-il. Et cet ensemble est soumis aux mêmes règles de protection et de valorisation, imposées par le régulateur ou demandées par les métiers pour leur développement. »
Cette dichotomie entre données structurées et non structurées a d’ailleurs peu de sens, car n’importe quel document est structuré par des métadonnées qui permettent aisément de le classer : un e-mail par exemple comporte un sujet, un nom d’expéditeur, de destinataire, une date, ce qui en fait un document très structuré finalement et plutôt facile à traiter… « Pour nous, un document est un ensemble d’informations qui ont une cohérence entre elles, indique Lionel Husson. Et pour notre part, nous ne faisons pas de distinguo entre documents structurés ou non structurés, les archives peuvent être l’un ou l’autre. À proprement parler, un document devient une archive dès lors qu’il n’est plus utile au quotidien mais peut avoir une utilité à titre patrimonial ou comme élément probant. Notre travail consiste à mettre en place les métadonnées nécessaires pour retrouver, distribuer, exploiter, gérer les archives sur des temps longs – cette notion de durée est une des principales différences avec les outils de type GED [Gestion électronique des documents, NDLR] -, ce qui nous a obligé à bâtir des référentiels et une gouvernance très précis. »
Un dialogue sous la contrainte
« En France, quand on évoque la gouvernance de l’information, les gens pensent Records management, une pratique de gestion des archives très anglo-saxonne, notamment liée à la gestion du risque dans le domaine médical, complète Jean-Pascal Perrein. Ce qui est trop restrictif. » « Le records management est une gouvernance des documents dès leur création et jusqu’à leur fin de leur vie, précise Lionel Husson. Pour cette raison, en France, cela parle aux archivistes mais pas encore à la DSI… nous avons encore cette coupure entre la gestion opérationnelle des documents et leur gestion ultérieure, coupure que la RGPD a également mise en évidence, car les DSI ont eu besoin de garantir que des données dont ils n’avaient plus la trace étaient anonymisées ou détruites. Les choses évoluent donc et si nos outils ne sont pas encore complètement opérationnels pour faire une gouvernance globale, on a toute la structure et les référentiels nécessaires pour le faire. »
La solution pourrait donc émerger dès que le marché sera mûr. Mais comme pour la gouvernance des datas, c’est plutôt une gouvernance des documents défensive qui se met en place. « Effectivement, explique Lionel Husson, nous avons comme clients des hôpitaux et des CHU (soumis à l’accréditation de la Haute autorité de santé ou aux contrôles de la Caisse nationale d’assurance maladiesur les dossiers facturés) mais aussi des banques (notamment pour parer à des contestations concernant leurs prêts), des industriels internationaux comme des grands groupes pharmaceutiques (pour faire respecter leurs brevets et contrôler la diffusion de médicaments génériques) ou encore des agences de l’État soucieuses de leur image. »
Une acculturation en cours
« Depuis la RGPD, Solvabilité 2 (le règlement européen sur la traçabilité des données des assurances) mais aussi le cloud ou le shadow IT (ces développements qui échappent à la DSI), on sent un besoin des entreprises d’avoir une vue globale de toutes leurs informations, se réjouit Jean-Pascal Perrein, même s’il reste encore deux silos : le monde des données d’un côté, celui des documents de l’autre. Heureusement les deux mondes commencent à comprendre les intérêts et les risques liés à rester dans leur silo. »
Ce que confirment les CDO de deux entreprises, plutôt en avance sur la gouvernance de leurs données : « Nous sommes en plein débat sur le sujet, reconnaît Stéphane de Paris, CDO de SNCF Réseau [voir notre article « La data est un des actifs de l’entreprise », NDLR]. Selon moi, même s’ils sont structurés de façons différentes, nos documents doivent être soumis aux même règles que les data, classées de la même manière (sensible ou pas, partagé ou non, etc.). » À la MAIF, François Herlent, responsable de la gouvernance de la data, reconnaît prioriser les données structurées « car c’est là que sont aujourd’hui les risques les plus importants de mauvaise utilisation et les enjeux d’exploitation les plus forts. Pour l’heure, nous avons un référentiel de documents pour les archives et les contrats qui indique les durées de conservation par exemple mais il n’est en effet pas intégré au dictionnaire des données que nous mettons en place depuis quelques années pour nos données structurées. Nous sommes conscients qu’il nous faudra faire ce travail d’intégration. »
Il faut dire que tout comme pour la gouvernance des données, il n’est pas facile de démontrer l’intérêt de la gouvernance des documents, de montrer la valeur qu’elle apporte, d’autant plus que ces documents sont souvent considérés comme de peu de valeur… À tort ! « C’est souvent au moment de la grosse amende que l’intérêt est perçu », note Lionel Husson. Cela pourrait bien changer dans les prochaines années. C’est avant tout une question d’acculturation.
Isabelle Bellin