Un couteau suisse IA pour analyser le comportement animal
⏱ 4 minUne équipe de l’ETH Zurich a développé une IA performante capable d’analyser le comportement d’animaux à partir d’une simple vidéo. Un outil qui facilite et améliore le travail des chercheurs en éthologie, mais aussi de tous ceux qui expérimentent sur l’animal.
Comme d’autres sciences, l’éthologie, celle qui étudie le comportement des espèces animales, s’appuie d’abord et avant tout sur l’observation. Notre compréhension des us et coutumes de nos plus proches cousins, par exemple, a commencé à prendre forme lorsqu’une certaine Jane Goodall, dans les années soixante, s’est installée à proximité d’un groupe de chimpanzés pour les observer et remplir des carnets de notes sur leurs faits et gestes. De nos jours, l’enregistrement vidéo rend plus confortable cette activité, mais il reste que la quantité d’observations nécessaires à la bonne marche de nombre d’études scientifiques représente toujours un goulet d’étranglement que l’on aimerait faire sauter. Une équipe de chercheurs de l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ) vient de publier des travaux qui laissent imaginer que l’IA sera bientôt le meilleur ami de l’éthologue.
Dans un article publié¹ il y a quelques semaines dans Nature Machine Intelligence, l’équipe dirigée par Mehmet Fatih Yanik, professeur de neurotechnologie au département de technologie de l’information et de génie électrique de l’ETHZ présente un outil relevant de l’apprentissage automatique, baptisé SIPEC, capable de détecter et classifier des comportements élémentaires chez des animaux, à partir d’un simple flux vidéo. Les chercheurs l’ont mis au point et testé à l’aide d’enregistrements de souris et de macques mais estime qu’il est transposable à n’importe quelle autre espèce animale. Son code est disponible en open source et il est d’ailleurs déjà utilisé par des équipes extérieures. « L’intérêt a été particulièrement élevé parmi les chercheurs en primatologie, et notre technologie est déjà utilisée par un groupe qui étudie les chimpanzés sur le terrain, en Ouganda », assure Markus Marks, le premier signataire de la publication.
Quatre réseaux de neurones complémentaires
L’outil SIPEC développé par l’équipe zurichoise repose sur l’apprentissage profond. Il comporte quatre modules, tous réalisés à l’aide de réseaux de neurones de diverses architectures. Un premier modèle (SegNet), effectue la classique segmentation des images des vidéos analysées. Il s’agit de détecter les animaux étudiés dans l’image et de fournir pour chacun un « masque », une image ne comportant que les pixels qui lui sont attribués, ainsi qu’une « boîte englobante » (bounding box) encadrant l’individu. Un deuxième modèle (IdNet) réalise une fonction également classique d’identification des animaux, utile pour attribuer chaque comportement détecté au bon individu, d’une vidéo à l’autre ou lorsqu’il est temporairement caché.
Les données issues de ces deux premiers modules sont exploitées par les deux derniers. Le module le plus important et innovant, BehaveNet, repose sur un type de CNN pour la vision artificielle nommé Xception, développé chez Google, doublé d’un Temporal Convolutional Network (TCN), un modèle développé à la Johns Hopkins University (Baltimore, Maryland) adapté à la segmentation de flux vidéo. Son rôle est de détecter et classifier les comportements des animaux visibles sur les vidéos, comme le toilettage, l’interaction avec un objet, ou le fait qu’un individu se dresse sur ses pattes arrière. Enfin, le module PoseNet a pour objet d’évaluer les postures des animaux présents dans les vidéos.
Améliorer les observations, quantitativement et qualitativement
Les réseaux de neurones ont été entraînés et testés sur des vidéos existantes issues d’une seule caméra couvrant des cages peuplées de souris et de macaques. Les résultats ont dans l’ensemble dépassé ceux des outils de même nature mais moins complets publiés précédemment. Dans certains cas, SIPEC fait aussi bien que les personnes qui annotent habituellement ce type de vidéos.
L’outil développé à l’ETHZ (et demain ses descendants et concurrents) rendra grandement service aux chercheurs en éthologie d’abord parce qu’il leur permettra de dépasser les limites imposées par l’observation visuelle, de travailler plus vite et/ou sur des populations plus importantes. Mais cet aspect quantitatif ne résume pas l’intérêt de ce type d’outil. Le recours à l’IA apporte également un avantage en termes d’homogénéité et de reproductibilité. Les comportements seront détectés, quantifiés et décomptés d’une manière homogène au cours d’une étude plutôt que de dépendre de l’habileté disparate de multiples observateurs humains. Et la comparaison entre les résultats obtenus par deux équipes utilisant le même outil ne souffrira pas de biais liés aux observateurs. Autre avantage, l’outil IA est capable de détecter de petites variations difficiles à percevoir pour un observateur humain.
Un outil utile pour toutes les recherches impliquant des animaux
Ces avantages devraient être décisifs pour les équipes qui feront appel à ce type d’outil pour étudier le comportement animal. Mais cette catégorie de chercheurs n’est pas la seule susceptible d’en tirer parti. Toutes les disciplines reposant sur des expériences sur un modèle animal sont concernées : neurobiologie, génétique, pharmacologie… Non seulement parce qu’elles ont besoin d’observations fiables sur leurs cobayes, mais aussi plus simplement parce que la pertinence des observations sur les animaux dépend de leur bien-être. L’IA leur permettra de détecter tout signe de stress, d’anxiété ou simplement d’inconfort. Un progrès décisif, comme l’explique Mehmet Fatih Yanik, qui a encadré les travaux de l’équipe de l’ETHZ : « Elle peut non seulement contribuer à améliorer la qualité des études sur les animaux, mais aussi à réduire le nombre d’animaux et la pression qu’ils subissent. »
Pierre Vandeginste
Image en une : Crédit : ETHZ.
1. Markus Marks et al. Deep-learning-based identification, tracking, pose estimation and behaviour classification of interacting primates and mice in complex environments. Nature Machine Intelligence, 2022. doi.org