IA & RH : pour le pire et pour le meilleur ?
⏱ 6 minDepuis près d’une décennie, les solutions reposant sur l’intelligence artificielle se multiplient dans le secteur des ressources humaines. Elles sont développées par les grands noms du secteur, mais aussi par un nombre croissant de start-up. Une immixtion de l’IA dans le monde des RH qui n’est toutefois pas sans risque.
« Ils évoluent, nous congédient et nous rendent obsolètes ». C’est ainsi que le groupe de rock britannique Muse évoquait l’action des “algorithmes”, dans son tube éponyme sorti fin 2018. Une vision pour le moins dystopique de l’IA, que la réalité a toutefois fini par rejoindre. En août dernier, soixante employés d’un prestataire de Facebook – la société de services IT et de conseil Accenture – ont en effet appris par visioconférence qu’un “algorithme” s’était chargé de les licencier. Ni les critères de sélection, ni les raisons précises de leur départ forcé ne leur auraient été communiqués, et seule l’action “aléatoire” de cet algorithme a été invoquée. Une bien sombre mise en lumière de l’irruption de l’IA dans la gestion des RH, qui, à y regarder de plus près, se révèle toutefois quelque peu réductrice…
« Les débuts de l’IA dans le secteur des RH ont été progressifs. Son apparition date d’environ cinq à dix ans », assure Cécile Dejoux, professeure au Cnam, affiliée à l’ESCP Business School et autrice de Ce sera l’IA et moi, un ouvrage1 qui décrit par le menu les impacts de l’intelligence artificielle dans le monde du travail. À l’opposé de la machine à licencier récemment mise sur le devant de la scène médiatique, l’IA s’est ainsi, en premier lieu, vu confier un rôle d’assistance au recrutement, comme l’explique Matissa Hollister, professeure adjointe à la Faculté de gestion Desautels de l’Université McGill de Montréal : « L’une des premières start-up du secteur à avoir fait appel à l’IA est certainement Pymetrics. Peut-être pas dès ses débuts en 2013, mais l’entreprise a en tout cas rapidement pris en marche le train du machine learning. » Spécialisée dans l’évaluation des “soft-skills”, la start-up récemment acquise par le géant des solutions de recrutement Harver développe en effet des modèles d’IA sur mesure permettant aux entreprises de sélectionner les meilleurs candidats à un poste.
D’abord le recrutement
Autre exemple : celui d’Amazon. En 2014, la multinationale a elle aussi débuté le développement d’un outil de recrutement utilisant des algorithmes d’IA. L’objectif était alors de parvenir à automatiser et accélérer drastiquement le processus de tri des CV. Un projet finalement abandonné quelques années plus tard pour diverses raisons, et notamment la mise en lumière des privilèges accordés par l’outil aux candidatures masculines. Si Amazon assure être parvenue à régler le problème, rien ne garantissait en effet « que la machine ne trouverait pas d’autres moyens de trier les candidats qui pourraient s’avérer discriminatoires », comme l’expliquaient à Reuters des sources proches du projet. Une possibilité qui révèle ainsi l’importance de l’explicabilité et de la transparence des algorithmes d’IA, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de gestion des ressources humaines.
« Les RH sont un domaine dans lequel, naturellement, les gens attendent d’avoir le plus d’explications possible. Le principe éthique d’explicabilité est vraiment important pour garantir la bonne utilisation des outils d’IA, notamment par des gens qui ne sont pas à l’origine de leur création », souligne Matissa Hollister, également autrice principale d’un livre blanc consacré au rôle de l’IA dans les ressources humaines, publié par le Forum économique mondial.
L’explicabilité relève tout d’abord de l’intervention humaine, explique Alexis Léautier, ingénieur expert à la CNIL2 : « La question de l’explicabilité est souvent résolue lorsque l’on a une garantie de supervision par l’humain. On va faire en sorte qu’un système qui fournit une décision soit secondé par une personne ; l’hypothèse étant que cette personne sera en mesure de dire si la décision de l’algorithme est fondée ou non ». Une garantie qui peut toutefois se révéler insuffisante, comme le souligne l’expert de la CNIL : « Même avec une supervision par l’humain, il existe des biais cognitifs, notamment le biais de confirmation, ou encore d’automatisation, qui fait que, mise face à un robot, une personne a tendance a lui faire de plus en plus confiance et va s’interroger de moins en moins sur le bien-fondé de sa décision ».
Un mariage non sans risque…
Pour illustrer ce risque, Alexis Léautier développe, dans une contribution sur le site de l’institution, un autre exemple d’usage de l’IA en RH : la prédiction du turnover. « Afin d’effectuer cette prédiction, précise-t-il, plusieurs algorithmes peuvent être utilisés, et parmi eux la forêt d’arbres décisionnels ou random forest. » Parmi des paramètres tels que le salaire, la date d’embauche, les notes d’évaluation ou encore la satisfaction du salarié, l’algorithme se révèle capable de déterminer lui-même les facteurs les plus importants pour prédire le risque de démission. Des causalités intelligibles par un esprit humain, auxquels peuvent toutefois venir s’ajouter d’autres bien plus cryptiques. « Certains facteurs moins évidents pourraient être mis en avant par l’algorithme, explique Alexis Léautier. Une équipe majoritairement composée de personnes d’un certain sexe pourrait par exemple présenter un taux de roulement assez faible comparé au reste de l’entreprise […] L’appartenance à cette équipe serait donc révélatrice du genre des employés. L’entreprise pourrait ainsi logiquement choisir d’augmenter le salaire des autres équipes, au détriment de la première, et créerait ainsi une discrimination. » Comme le note l’expert de la CNIL, la mise en œuvre de ce type d’approches peut ainsi entraîner des pratiques discriminatoires, quand bien même le critère de discrimination n’est pas explicité.
Si du chemin reste à parcourir en la matière, la législation semble s’orienter de plus en plus vers une meilleure prévention de ces risques. Alexis Léautier cite ainsi le RGPD et son principe de transparence, auxquels les systèmes d’IA ne doivent pas échapper. Et à cela s’ajoute le futur règlement sur l’intelligence artificielle (RIA), proposé par la Commission européenne en avril 2021. Un texte qui vise à proposer une approche par les risques pour encadrer les usages des systèmes d’intelligence artificielle.
…mais des résultats positifs
Malgré les risques qu’elle peut représenter, l’IA appliquée au domaine des RH reste toutefois quelque chose « d’extrêmement positif », assure la professeure des universités au Cnam Cécile Dejoux, également animatrice d’un mooc consacré notamment aux impacts de l’IA en RH. Outre l’aide au recrutement et la prédiction du turnover, les usages de l’IA en matière de ressources humaines se révèlent en effet de plus en plus variés et utiles tant aux professionnels du secteur qu’aux salariés eux-mêmes. « On peut notamment citer deux autres grands domaines d’intervention de l’IA en RH : la formation personnalisée, mais aussi les recommandations de carrière », note Matissa Hollister, qui assure toutefois que le volet recrutement reste un axe majeur. Un usage développé notamment par des start-up telles que HireVue, qui propose un logiciel d’assistance au recrutement basé sur l’IA permettant, selon l’entreprise, de diviser par quatre le temps nécessaire à l’embauche de nouvelles recrues. La jeune pousse HiredScore a quant à elle développé un système d’IA destiné à aider les recruteurs dans la priorisation des candidatures, leur promettant ainsi une diminution « de 68 % » du temps passé à sélectionner les candidats. Dernier exemple avec Eightfold, qui propose une plateforme entièrement dédiée à la « gestion des talents » basée sur l’apprentissage profond et donc l’utilisation de réseaux de neurones. « Cela peut poser question. Le deep learning rendant l’explicabilité très difficile à assurer… », rappelle toutefois Matissa Hollister.
Outre les jeunes pousses, des acteurs établis de longue date misent en tout cas également sur l’IA pour le développement de leurs solutions RH. C’est le cas de Workday, fondée en 2005, qui voit en l’IA une opportunité pour « transformer positivement la façon dont les gens et les entreprises fonctionnent », ou encore d’IBM : l’IA Watson s’invite désormais dans les « services de développement des talents » du géant américain de l’informatique.
Des start-up et des ténors du secteur
Revendiquant plus de 7 000 clients et pas moins de 100 millions d’utilisateurs, un autre géant du secteur, Cornerstone, a lui aussi progressivement construit une offre de solutions RH basées sur l’IA. « Cornerstone a racheté énormément de start-up, dont l’une des références du marché en matière d’utilisation de l’IA en RH, la jeune-pousse française Clustree, fondée en 2014. », explique Cécile Dejoux. Le 19 octobre dernier, Cornerstone a ainsi annoncé le lancement de sa Talent Experience Platform (TXP), regroupant des fonctionnalités liées à la formation, au développement de carrière ou encore un élément clé, tel que le décrit Cornerstone, baptisé “Intelligent tech fabric”, un « moteur propulsé à l’IA » destiné à « collecter, analyser et mettre en évidence les compétences », et ce afin « d’aider les dirigeants à gérer leurs viviers de talents ». « De grandes entreprises comme Vinci font appel à Cornerstone, et cela bouleverse la gestion de leurs ressources humaines », assure Cécile Dejoux. L’intelligence artificielle est ainsi en train de profondément changer les métiers et fonctions RH. Des bouleversements face auxquels Cécile Dejoux souligne finalement l’importance de “l’acculturation” des professionnels des RH aux outils basés sur l’intelligence artificielle. « Il existe un vrai besoin de montée en compétences, tant des salariés que des personnes qui travaillent en RH. Elles doivent en effet être capables de percevoir à la fois les enjeux et les opportunités offertes par l’IA mais aussi les risques qu’elle peut représenter », estime l’experte. Pour éviter, peut-être, que des algorithmes n’en viennent à nous congédier.
Benoît Crépin
1. Cécile Dejoux, 2020. Ce sera l’IA ou/et moi. Vuibert.
2. Commission nationale de l’informatique et des libertés