Interview d’Olivier Rey : « Les statistiques sont indispensables à la compréhension de notre monde. »
⏱ 3 minOlivier Rey est chercheur au CNRS et membre de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques. Il enseigne la philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Dans son dernier ouvrage paru en 2016 aux éditions Stock, Quand le monde s’est fait nombre, Olivier Rey retrace l’histoire des statistiques, et montre comment elles se sont développées en écho à la complexification du monde.
Quand l’essor des statistiques a-t-il commencé ?
Pour ne pas remonter à l’Antiquité, disons que, dès le XVIe siècle, des administrateurs auraient souhaité disposer de données fiables pour gouverner plus rationnellement. Cependant, même si de grandes enquêtes furent lancées aux XVIIe et XVIIIe siècles, les informations demeuraient difficiles à collecter et les résultats parcellaires. C’est au cours de la première moitié du XIXe siècle, et plus précisément à partir des années 1820-1830, que la statistique quantitative explose : c’est une véritable avalanche de nombres qui se met à déferler sur l’Europe. Les raisons du phénomène sont multiples mais parmi elles, il faut compter les profondes mutations qui se produisent à cette époque, sous les effets conjugués des révolutions industrielles et politiques. Comment prendre la mesure du nouveau monde ? La question est d’autant plus brûlante qu’avec l’industrialisation galopante se développe le paupérisme, qui menace la stabilité politique. En France, la bourgeoisie libérale réagit en lançant les premières grandes enquêtes d’économie sociale, portant sur les conditions de vie de la classe ouvrière, la santé, les prisons… C’est en 1853 que se tient à Bruxelles le premier congrès international de statistique. À l’époque, les méthodes mathématiques qui permettent de traiter les données recueillies restent assez rudimentaires, et ne se développeront vraiment qu’à partir de la fin du XIXe siècle.
Que signifie notre obsession actuelle du chiffre, avec notamment l’émergence des big data ?
Comme je viens de le dire, l’appétit pour les données quantitatives ne date pas d’hier. Les nombres présentent l’immense avantage de fournir des repères simples au sein de réalités extrêmement touffues. Ce qui a changé depuis le XIXe siècle tient à l’accroissement considérable des moyens de collecte et de traitement des informations. À cet égard, le développement du réseau internet fait entrer dans une nouvelle ère. Jusqu’à une date récente, les statisticiens voyaient leurs ambitions limitées par les difficultés à obtenir des informations. Aujourd’hui, la situation s’est inversée : les quantités d’informations collectées et stockées dans les data centers sont si gigantesques que le problème devient : comment tirer de ces masses faramineuses de données des enseignements intéressants ? Comme le disait le mathématicien René Thom, la limite du vrai n’est pas le faux mais l’insignifiant.
La statistique est-elle précisément en mesure de dévoiler le signifiant ?
Le monde contemporain est trop complexe pour que nos facultés naturelles nous permettent de le saisir. Il nous faut des instruments qui le simplifient afin de nous le rendre plus facile à interpréter. La statistique est l’un de ces instruments, extrêmement puissant. On est avide de statistiques parce que celles-ci nous fournissent des informations qui, sous forme de nombres, courbes, tableaux, graphiques, résument des situations dont nous aurions du mal, avec nos propres moyens, à nous faire une idée. En même temps, on reproche aux statistiques de réduire les individus à des nombres, qui ne sauraient rendre compte de la singularité individuelle, alors que celle-ci est extrêmement valorisée par nos sociétés modernes. Mais comment les statistiques pourraient-elles offrir une image simple d’une réalité complexe, si elles ne procédaient à aucune réduction ? Au fond, on prise les statistiques et on les déteste pour les mêmes raisons. Cette contradiction est indépassable – sauf à revenir à des modes d’existence et d’organisation plus simples, plus directement en accord avec nos facultés naturelles – ce qui rendrait inutile la médiation de la statistique entre nous et le monde dans lequel nous sommes amenés à vivre. Aujourd’hui, nous ne saurions nous en passer.
Propos recueillis par Marie-Laure Théodule
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