La Chine bientôt 1ère puissance mondiale grâce à l’IA
⏱ 5 minLa Chine mise sur l’intelligence artificielle (IA) pour dominer le monde d’ici à 2030. Et tout porte à croire qu’elle y parviendra. Tant sur le plan économique que militaire. L’usine du monde sera alors aussi au premier plan scientifique mondial. C’est une histoire de moyens et de données.
« Celui qui deviendra leader en IA sera le maître du monde » disait Poutine en septembre 2017. Tout en nuance, Elon Musk prédit, quant à lui, que l’IA provoquera la 3eguerre mondiale. Beaucoup plus pragmatique, Li Kaifu, le CEO de Sinovation Ventures, société d’investissement chinoise annonce « L’IA est l’opportunité la plus favorable pour nous de diriger le monde ». Le ton est donné. « Une chose est sûre : l’IA est en tête des enjeux géopolitiques et stratégiques mondiaux », confirme Charles Thibout, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), qui intervenait le 12 mars dernier à l’Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST) dans le cadre d’une conférence « Parole de chercheurs » sur l’intelligence artificielle en Chine.
L’IA comme moteur de développement
L’IA pourrait-elle bientôt propulser la Chine au rang de première puissance mondiale ? « Sans aucun doute ! », répond Françoise Soulié Fogelman, membre du comité international de Hub France IA, une association qui vise à fédérer les initiatives IA en France. La chercheure vient de passer 3 années à l’université de Tianjin dans le cadre du programme chinois de recrutement d’experts mondiaux (connu sous le nom de « mille talents »). Comme elle, beaucoup sont déjà convaincus des capacités de la Chine en IA à l’instar d’Eric Schmidt, président du conseil d’administration de Alphabet, la maison mère de Google, qui prévoit que « les Etats-Unis resteront leader en IA les 5 prochaines années … mais la Chine pourrait bien rattraper son retard d’ici à 2022. » Demain donc.
Le pays affiche ses ambitions dans son impressionnant Plan de développement de l’intelligence artificielle pour la prochaine génération. Ce plan gouvernemental, annoncé en juillet 2017, moins d’un an après celui de Barack Obama dont il est largement inspiré, fixe comme objectif au secteur privé et aux universités chinoises, qu’en 2030, la Chine soit le premier centre d’innovation au monde. « L’IA est devenue un nouveau moteur du développement économique et le moteur d’un nouveau cycle de transformation industrielle » peut-on y lire. En décembre 2017, la Chine a détaillé ce plan pour les 3 prochaines années.
« On peut effectivement supposer qu’en 2020, la Chine aura rattrapé son retard en IA,confirme Bertrand Braunschweig, directeur du centre Inria de Saclay, intervenant de la conférence du 12 mars à l’IHEST. En 2025, elle proposera sûrement des avancées majeures et en 2030, elle pourrait bien être leader mondial en IA. » Des recherches fondamentales sont prévues sur tous les thèmes de l’IA que ce soit en théorie de l’apprentissage, en brain inspired intelligence computing ou en quantum intelligence computing. « La Chine prévoit des développements tant dans le software qu’en hardware, poursuit-il. Le pays affiche aussi des préoccupations éthiques bien loin des pratiques actuelles. »
Alors qu’on ne trouvait aucune publication chinoise sur l’IA en 2013, elles comptent pour presque 20 % des articles aujourd’hui. Et les présentations chinoises aux grandes conférences mondiales (IJCAI, ICML, NIPS, etc.) sont de plus en plus nombreuses et en général d’un excellent niveau. « Jetez un œil aux Platinum sponsors d’IJCAI, lance Bertrand Braunschweig : Alibaba, Baidu, Didi, Xiaoi… la plupart sont chinois, tout simplement car ils ont les données – la population est très connectée : 900 millions de chinois ont un téléphone mobile, 750 millions utilisent internet, ndlr. Par ailleurs un tiers des conférences soumises à IJCAI sont chinoises, même s’ils ne sont pas encore leader en animation de conférences… À l’ICML, ils étaient déjà 3eaprès les Etats-Unis et l’Europe. Ils sont néanmoins encore un peu à la traine à NIPS, la grande conférence sur les réseaux de neurones et le deep learning. » N’oublions pas néanmoins que les chercheurs chinois développent aussi ailleurs qu’en Chine : ils sont chez Google, Georgia Tech, Toronto et ailleurs.
Les deux tas d’or de la Chine
Pourquoi a-t-on de bonnes raisons de croire que la Chine parviendra à ses fins ? « La Chine possède deux tas d’or, explique Françoise Soulié Fogelman : d’une part, les devises que le monde entier lui apporte depuis les années 1980 en échange de ses montagnes de produits de consommation à bas coût et d’autre part, les données d’1,3 milliard de Chinois dont le gouvernement peut disposer. Le pays a donc de quoi financer l’IA sans difficulté et de quoi alimenter les algos. » Elle cite l’exemple de Tianjin (15 millions d’habitants) où une ville IA a été créée en quelques années dans le but de rapprocher des dizaines de startup, de grosses entreprises et des chercheurs. « Coût estimé : 5 milliards de dollars, précise-t-elle ajoutant que ces investissements sont répliqués un peu partout dans le pays. À l’échelle de la Chine, ce sont 50, 100 voire 200 milliards de dollars…qui sont investis dans ces villes IA. »
Auxquelles s’ajoutent les dépenses d’enseignement supérieur qui ont massivement augmenté (toutes disciplines confondues) : elles étaient à hauteur de 4 % du PIB en 2011 selon le Wall Street Journal, multipliées par quatre en seulement 5 ans (voir graphe ci-dessous). Un chiffre à comparer à 2,6 % aux Etats-Unis ou 1,5 % en France en 2013 (OCDE). Sans parler des dépenses en R&D (toutes disciplines confondues) estimées à 20 700 milliards de Yen, elles aussi en très forte progression depuis 2000 et désormais largement supérieures aux dépenses américaines (données du National Institute of Science and Technology Policy, NISTEP voir ci-dessous).
« C’est simple, résume la chercheuse : tous les chercheurs en informatique se sont mis à faire de l’IA ! Difficile de dire combien ils sont aujourd’hui mais sûrement plus de l’ordre de 500 000 que 50 000. » Pour donner un ordre de grandeur, on estime à 800 000 le nombre de chercheurs en IA aux Etats-Unis et on en recense 5 000 en France. Autre chiffre éloquent : les « sea turtles » comme on appelle ces étudiants Chinois qui reviennent en Chine, étaient 432 500 en 2016, 60 % de plus qu’en 2012. « Quand ils reviennent et créent des start up, l’Etat, en mettant en place des barrières commerciales, peut les garantir contre la concurrence et leur fournir un accès privilégié aux données », raconte Françoise Soulié Fogelman. De quoi développer rapidement un système de reconnaissance de visages sur 1,3 milliard d’individus ! Même si cet exemple sera à coup sûr biaisé s’il n’est entrainé que sur des faciès asiatiques.
Un nouvel équilibre des forces
La Chine mène un développement conjoint civil et militaire et entend aussi prendre les rênes de la compétition militaire mondiale : « La stratégie de l’armée chinoise est de doubler les Etats-Unis dans certains domaines, note Charles Thibout. Elle entretient une forme de propagande technologique comme cette déclaration récente d’une mise à jour des systèmes de navigation des sous-marins chinois avec une IA à base de réseaux de neurones RNN. » Selon lui, l’IA risque, bel et bien, de bouleverser l’équilibre des forces sur l’échiquier mondial : elle devrait transformer les armes de guerre en créant de nouvelles capacités de commandement, d’entrainement et de déploiement des forces armées.
« Quoiqu’il en soit, la Chine sera leader en IA, conclue Françoise Soulié Fogelman. Notre seule façon de tirer notre épingle du jeu en Europe est de miser massivement sur un développement de la R&D et des applications industrielles de l’IA dans le respect de la protection des données personnelles et de l’éthique. » Après le scandale Cambridge Analytica, les Américains ne tarderont pas à exiger ce type de protection en ce qui les concerne aussi, prédit-elle. Et il pourrait bien en être de même en Chine si la classe moyenne, éduquée et informée, réagissait contre la maitrise totale du pays par l’Etat.
Isabelle Bellin
Pour en savoir plus :
Deciphering China’s AI Dream : The context, components, capabilities, and consequences of China’s strategy to lead the world in AI, Jeffrey Ding, Future of Humanity Institute, University of Oxford, March 2018.