Mille neurones artificiels pour simuler… UN neurone biologique ?
⏱ 4 minDans une publication récente, des chercheurs israéliens montrent qu’il faut un réseau de neurones artificiels à sept couches pour mimer… un modèle numérique d’un certain type de neurone biologique. Que peut-on en conclure ?
On sait, depuis le perceptron (Frank Rosenblatt, 1957), que les neurones des réseaux utilisés en apprentissage profond sont des approximations grossières des neurones biologiques du système nerveux de l’homme ou de n’importe quel mammifère, et même de bien d’autres animaux. On le sait d’autant mieux aujourd’hui que nous avons appris bien des choses sur leur fonctionnement depuis les années 1950. « Si l’on peut dire que les neurones artificiels “s’inspirent” des neurones biologiques, il faut se souvenir qu’ils ne leur empruntent que très peu de choses, confirme Timothée Levi, maître de conférences au Laboratoire de l’Intégration du Matériau au Système (IMS) de Bordeaux, au sein du groupe BioElectronique. Ils en sont une version extrêmement simplifiée, et donc très éloignée. »
Mais jusqu’à quel point les neurones biologiques sont-ils plus complexes que les neurones artificiels ? Le sujet n’avait pas été beaucoup étudié jusqu’à présent. Une équipe de chercheurs de l’université hébraïque de Jérusalem a publié¹ récemment dans la revue Neuron les résultats de travaux visant à répondre à cette question. Pour ce faire, ils ont cherché à réaliser des réseaux de neurones artificiels capables d’imiter au plus près le fonctionnement d’un neurone biologique. Malheureusement, si l’outillage actuel de la neurobiologie a permis ces derniers temps d’approfondir de manière spectaculaire notre compréhension du fonctionnement in situ du neurone biologique, il ne permet pas de les observer à la synapse près, en temps réel, au point d’enregistrer les milliers de signaux “entrants” qui provoquent ses impulsions nerveuses. C’est pourquoi les chercheurs israéliens ont fait appel à un neurone biologique… simulé.
MODÉLISER LA RÉALITÉ BIOLOGIQUE D’UN NEURONE
Comme nous l’expliquions en février dernier dans un autre article, les chercheurs en IA ne sont pas les seuls à réaliser sur ordinateur des réseaux de neurones. Des neuroscientifiques en conçoivent eux aussi. Mais au lieu de chercher à obtenir le plus efficacement possible une fonctionnalité comme la vision artificielle, ils visent à mimer le fonctionnement interne du neurone, afin de mieux comprendre ce qui se passe dans la réalité biologique. « Les travaux visant à modéliser la réalité biologique du fonctionnement du neurone ont commencé très tôt, raconte Timothée Levi, avec notamment le modèle proposé en 1952 par deux chercheurs britanniques, Alan Hodgkin et Andrew Huxley, connu sous le nom de “modèle de Hodgkin-Huxley”, leur a valu un prix Nobel de médecine en 1963. »
Depuis, les neuroscientifiques ne cessent d’améliorer leurs modèles. « De nos jours, le logiciel Neuron développé par une équipe de l’université de Yale est largement utilisé par les chercheurs concernés, précise Timothée Levi. Il autorise la description d’un neurone avec un degré de précision élevé, en le décomposant en de multiples compartiments. Et il permet d’intégrer dans les modèles toutes sortes de raffinements, d’autant plus facilement qu’il est proposé en open source et que chacun peut donc apporter ses contributions. Mais la précision se paie en temps de calcul. Simuler par exemple pendant dix secondes un neurone décomposé en trente compartiments, avec une centaine de synapses, peut prendre des heures de calcul sur un ordinateur. »
Ces neurones numériques simulent notamment « ce qui se calcule » dans leur arborescence dendritique, qui collecte via des milliers de synapses, l’information provenant de neurones amont, et où il se passe… beaucoup de choses. C’est ce type de modèle que les chercheurs de l’université hébraïque de Jérusalem ont donc utilisé, en l’occurrence un modèle numérique de neurone dit pyramidal de type L5PC, qui peuple la couche 5 du néocortex des mammifères. Et ils l’ont confronté à toutes sortes de réseaux de neurones artificiels, au sens de l’apprentissage profond. Ces réseaux de neurones devaient apprendre à mimer le comportement du neurone pyramidal, c’est-à-dire la fonction reliant le signal de sortie (les impulsions produites par ce neurone) aux signaux d’entrée, c’est-à-dire les impulsions des neurones amont captées par ses synapses.
DES RÉSULTATS DIFFICILES À INTERPRÉTER
Après de nombreuses tentatives, les chercheurs ont finalement réalisé un réseau de neurones convolutif temporel (Temporally Convolutional Neural Network) capable de reproduire à la milliseconde près, avec une précision de 99%, leur modèle de L5PC. Ce réseau comportait sept couches et un millier de neurones artificiels. Par la suite, d’autres explorations ont permis aux auteurs d’estimer qu’il faudrait entre cinq et huit couches de neurones artificiels pour obtenir une bonne simulation d’un neurone biologique.
Que peut-on déduire de ces résultats ? « Il faut faire très attention aux interprétations, met en garde Rufin VanRullen, co-responsable de l’équipe NeuroAI au Centre de Recherche Cerveau et Cognition (CerCo, CNRS, Université Toulouse III). Je ne suis pas tellement surpris par le résultat lui-même, mais je pense qu’il faut le considérer avec prudence. Le neurone biologique est un système physique complexe. Pour modéliser un tel système physique complexe, bien sûr qu’il faut un réseau de neurones artificiels complexe, mais en tirer des conclusions en termes d’intelligence respective des neurones biologiques et artificiels n’a pas de sens. »
On serait tenté de résumer cette publication israélienne par une formule à l’emporte-pièce, comme : « Les neurones biologiques sont mille fois plus complexes – ou sophistiqués, ou puissants… – que les neurones artificiels de l’IA. » Mais à l’évidence, ce serait simplifier le sujet, et même passer à côté. Un sujet touffu, que nous tenterons d’explorer plus avant… dans un prochain article.
Pierre Vandeginste
1. David Beniaguev, Idan Segev, Michael London. « Single cortical neurons as deep artificial neural networks ». Neuron, 1 September 2021. doi