Recyclage : nos déchets sous l’œil de l’IA
⏱ 5 minEn pleine phase de modernisation, les centres de tri des déchets se mettent en quête de solutions pour améliorer leur efficacité. Industriels, laboratoires de recherche mais aussi géants du numérique développent des solutions reposant sur la vision artificielle permettant la reconnaissance automatique des déchets et leur aiguillage vers les diverses filières de recyclage.
À compter du premier janvier prochain, en France, tous les emballages, quels qu’ils soient, devront pouvoir être jetés dans le bac jaune. Une extension des consignes de tri qui représente un véritable défi pour ceux qui ont la charge de recueillir, puis de séparer en fonction de leur nature, ces déchets recyclables : les centres de tri. Portes d’entrée vers les filières de recyclage pour les papiers, cartons et autres contenants en matière plastique, ces acteurs doivent se lancer dans une modernisation à marche forcée et placent une bonne partie de leurs espoirs dans la vision artificielle.
« Les algorithmes prennent de plus en plus d’importance dans nos machines, témoigne Sylvain Duisit, directeur technique du leader français du tri optique des déchets Pellenc ST. L’IA est au cœur de notre R&D. Sur les soixante-cinq salariés que compte notre direction technique, quatre sont des ingénieurs R&D spécialisés en intelligence artificielle et une vingtaine d’autres sont des développeurs chargés d’industrialiser les algorithmes, de les rendre suffisamment performants pour qu’ils puissent fonctionner en temps réel. » Une gageure, quand on sait que les déchets sont convoyés sur des tapis roulants atteignant parfois des vitesses supérieures à quatre mètres par seconde… « Les objets arrivent très vite, confirme le directeur technique de Pellenc ST. Cela nous laisse peu de temps pour acquérir, traiter la donnée, et prendre la bonne décision pour aiguiller chaque déchet vers la bonne destination, par soufflage. Il nous faut donc atteindre des temps d’inférence extrêmement courts. »
Le défi de la cadence
« L’apprentissage profond avec de gros réseaux de neurones, dotés de nombreuses couches, exige des GPU très puissants pour tenir les contraintes temps réel et obtenir des performances à la hauteur des enjeux représentés par le tri des déchets », explique Sylvain Duisit. L’équipe R&D du fabricant vauclusien s’attache à développer des algorithmes les plus frugaux possible, en privilégiant notamment le machine learning avec apprentissage supervisé.
Une partie du travail des ingénieurs consiste à annoter des données issues des machines de tri, notamment les images des déchets circulant sur leur convoyeur, qui sont nécessaires pour entraîner leurs modèles et les affuter. Et si plusieurs années de développement seront encore nécessaires pour adapter ces modèles à tous les cas d’usage, cet effort commence à porter ses fruits.
« Aujourd’hui, nous avons déjà déployé sur certains sites des machines équipées de systèmes faisant appel à l’IA, pour répondre à certains cas de figure, indique le directeur technique. Comme par exemple le tri des cartouches de silicone utilisées dans le secteur du bâtiment. Celles-ci sont réalisées en polyéthylène, un matériau recyclable, mais les résidus de silicone représentent un contaminant qu’il faut donc éliminer. » Une réalisation encore au stade de pilote industriel, mais déjà suffisamment optimisée pour permettre aux algorithmes de machine learning de tourner directement sur les processeurs qui équipent les machines de tri.
Il faut dire que ces modèles ne sortent pas de nulle part, comme le confie Sylvain Duisit : « Nos équipes ne créent pas ex nihilo le réseau de neurones en tant que tel. Des laboratoires, des universités ou encore des entreprises privées sont spécialisés dans ce domaine et fournissent des outils qui nous servent de base de travail. » Reste toutefois au fabricant de machines à sélectionner les modèles les plus adaptés à ses besoins, à ajuster au mieux leurs paramètres, avant de les réentraîner avec ses propres jeux de données. Parmi les différentes solutions génériques qui émergent sur le marché, la dernière en date est sans doute celle dévoilée par Google en octobre dernier : CircularNet. Un ensemble de modèles développés dans l’environnement TensorFlow, l’outil maison dédié à l’apprentissage automatique.
Google propose ses solutions
« Notre objectif avec CircularNet est de donner à l’écosystème de gestion des déchets les moyens de ses ambitions, en fournissant une technologie de base robuste, sur laquelle d’autres acteurs pourront s’appuyer afin de gagner du temps et des ressources », explique Sujit Sanjeev, responsable produit chez Google. Composé de trois modèles de vision artificielle, CircularNet est capable d’identifier à la fois la forme d’un déchet, la catégorie de matériau à laquelle il appartient, et même la nature précise de la résine dont il est composé, dans le cas des plastiques. « À l’aide de la méthode Mask R-CNN et après entraînement sur des milliers d’images, chaque modèle effectue de la “segmentation d’instance” », précise Sujit Sanjeev. Ce qui permet, selon l’expert, d’obtenir une identification précise des objets qui se chevauchent, en plus de leur forme et de leur position sur le convoyeur. Encore à un stade relativement précoce de développement, le jeu de modèles CircularNet poursuit actuellement une phase d’entraînement à partir de données collectées partout dans le monde. Une condition nécessaire pour garantir un fonctionnement efficace du système quel que soit l’endroit du globe où il sera mis en œuvre.
« Nos modèles sont disponibles gratuitement sur GitHub, de sorte que n’importe qui peut les télécharger et s’en servir. Nous cherchons à nouer des partenariats avec des acteurs qui souhaitent s’appuyer sur CircularNet et y contribuer. Cela nous permettra de construire un modèle complet et efficace qui puisse être déployé à travers tout l’écosystème de la gestion des déchets », projette Sujit Sanjeev. Google n’est toutefois pas le seul acteur, loin de là, à se lancer dans la course aux algorithmes de reconnaissance des déchets. IBM, par exemple, propose son expertise dans ce domaine. Et en France, quatre partenaires rhônalpins se sont associés il y a peu pour lancer l’ambitieux projet FAIR Wastes (pour “Full Artificial Intelligence & Robotics for Wastes”).
En France, l’initiative FAIR Wastes
Financé notamment par des aides de l’État et de la Région Auvergne Rhône-Alpes, ce projet à 3,7 M€ est porté par un consortium rhônalpin composé de trois acteurs industriels – Excoffier Recyclage, MTB Manufacturing et Siléane – associés au laboratoire Liris1 de l’École centrale de Lyon. « Notre présence au sein de ce consortium découle de la collaboration que nous entretenons de longue date avec le spécialiste des technologies robotiques Siléane, basé à Saint-Étienne, précise Emmanuel Dellandréa, maître de conférences à l’École Centrale de Lyon et chercheur au Liris. Nous travaillons main dans la main depuis plusieurs années afin d’automatiser, grâce à l’IA, certaines de leurs solutions. » C’est donc cette fois sur un bras robotique de tri des déchets que les chercheurs du laboratoire tentent de greffer leurs algorithmes d’IA. Pour y parvenir, ils font appel à l’apprentissage continu, explique Emmanuel Dellandréa. « Les techniques standards s’appuient sur un jeu de données de départ, qui va servir à l’apprentissage du modèle. Or, dans le contexte du tri des déchets, on a une forte variabilité des éléments à reconnaître. Les algorithmes d’IA doivent donc être capables de s’adapter au fur et à mesure de leur utilisation. »
Si un banc d’essai a déjà été mis en place dans le cadre du projet, deux années de travail attendent encore les chercheurs et leurs partenaires du consortium FAIR Wastes. « La fin du projet est prévue pour septembre 2024, indique Emmanuel Dellandréa. Nous sommes pour l’heure en phase de test de nos modèles, qui sont entraînés sur nos propres données. Il faudra ensuite les confronter à des données réelles et vérifier que cela fonctionne bien. »
Outre la fiabilité du tri, les acteurs du projet cherchent à dépasser la cadence d’un opérateur humain. Le bras robotique devrait atteindre un rythme compris entre 2000 et 2500 gestes à l’heure. Une vitesse comparable à celle qu’atteint déjà le robot développé par la start-up britannique Recycleye, qui travaille sur son propre système de vision par ordinateur, Recycleye Vision, ou encore par le robot trieur SamurAI du canadien Machinex, qui, dans des conditions optimales, peut même flirter avec les 3600 gestes par heure…
D’autres acteurs se penchent également sur des applications encore plus pointues de la robotique associée à la vision par ordinateur. C’est le cas notamment, aux États-Unis, d’équipes de plusieurs laboratoires (Idaho National Laboratory, University of Buffalo, Iowa State University et le recycleur Sunnking) impliqués dans un ambitieux projet financé par le DOE (département de l’énergie des États-Unis) visant à développer un robot capable d’identifier des smartphones sur une ligne de recyclage, de retirer leur batterie et de récolter divers composants valorisables.
Benoît Crépin
1. Laboratoire d’InfoRmatique en Image et Systèmes d’information (CNRS, INSA de Lyon, université Claude Bernard Lyon 1, université Lumière Lyon 2, École Centrale de Lyon).
Légende photo :
Le bras robot de Recycleye en pleine action. © European Patent Office / Joseph Thompson