La science des données explore la flore de haute montagne
⏱ 4 minDes chercheurs du Laboratoire d’écologie alpine de l’Université Grenoble Alpes analysent des gros jeux de données génétiques à l’aide d’algorithmes pour révéler l’origine de lignées controversées d’espèces alpines et les liens entre espèces apparentées, mais aussi pour retracer l’évolution de leurs environnements géologiques et climatiques.
Pour la plupart d’entre nous, le nom de « primevère » évoque les espèces les plus communes de nos prairies : la Primevère commune (Primula vulgaris) ou encore le Coucou (Primula veris). Pourtant, la majorité des 450 espèces du genre Primula vivent en haute montagne, dans l’Himalaya. On en trouve une trentaine dans les montagnes d’Europe. Elles se plaisent dans les rochers et les éboulis, au-delà de 1400 mètres.
Durant des décennies, les botanistes se sont interrogés sur une lignée mystérieuse du genre Primula trouvée dans une zone d’environ 30 km2 d’une vallée au sud de la chaîne des Écrins, le Valgaudemar. Certains l’ont décrite comme Primula pedemontana mais cette espèce n’a été repérée en France qu’en Vanoise, à plus de 50 km de là. D’autres ont supposé qu’il s’agissait d’une population atypique de P.hirsuta, la Primevère la plus commune de nos montagnes… « Nous avons montré1 qu’il s’agit d’une nouvelle espèce, que nous proposons de baptiser Primula vallis-gaudemarica (Primevère du Valgaudemar) », révèle Florian Boucher, chercheur au Laboratoire d’écologie alpine (LECA), unité mixte de recherche du CNRS, de l’Université Grenoble Alpes et de l’Université Savoie Mont Blanc.
Querelles de spécialistes ? Établir les liens de parenté entre espèces (reconstituer ce qu’on appelle l’arbre phylogénétique) est en réalité primordial pour comprendre le vivant. L’idée remonte à Démocrite et Platon et l’un des premiers à représenter ainsi l’histoire des espèces fut Charles Darwin. C’est même la seule illustration de son ouvrage le plus célèbre, L’origine des espèces, publié en 1859.
RECONSTITUER LES ARBRES PHYLOGÉNÉTIQUES
Plus inattendu, au-delà de la phylogénie, l’apparition ou la présence d’espèces végétales permet également de préciser l’histoire géologique et climatique des sites où elles prospèrent. C’est le cas de la mystérieuse Primevère du Valgaudemar. Sa phylogénie, complexe, a révélé qu’elle était apparentée à Primula pedemontana et hybridée avec P.hirsuta, ce qui indique qu’il y a plusieurs dizaines de milliers d’années, avant la dernière glaciation, une population de P.pedemontana aurait persisté, isolée, dans cette vallée et se serait hybridée avec l’espèce très présente autour, P.hirsuta. « Le fait que cette espèce ait traversé cet épisode climatique laisse supposer qu’il y avait là des refuges glaciaires locaux, comme des falaises, où la flore a survécu alors que nous pensions que les glaciers étaient omniprésents dans cette partie des Alpes », explique Florian Boucher.
Comment l’équipe a-t-elle abouti à ce résultat ? En optimisant des modèles probabilistes assez classiques, de transitions entre états, qui décrivent comment les séquences d’ADN évoluent le long des arbres phylogénétiques. De telles recherches sont possibles grâce, d’une part, aux récentes techniques de séquençage à haut débit (NGS pour Next Generation Sequencing) apparues il y a une dizaine d’années et qui fournissent des milliers de fois plus de données génétiques qu’avant, et d’autre part, aux algorithmes d’optimisation adaptés à ces gros jeux de données. Des algorithmes de « hill-climbing » et de perturbations stochastiques, à la fois rapides et robustes.
« Le but est d’affiner les paramètres de ces modèles probabilistes, poursuit le chercheur. Concrètement, nous utilisons des calculs de vraisemblance qui nous renseignent sur la probabilité d’observer telles séquences d’ADN chez les espèces actuelles, comme nous l’avons déjà fait2 pour des Primula dont les délimitations étaient controversées. » Pour l’étude de la primevère du Valgaudemar, les chercheurs ont comparé des dizaines de milliers de séquences génétiques pour 141 spécimens de quatre espèces de Primula (P.hirsuta, P.pedemontana, P.apennina et P.cottia) et huit de l’espèce énigmatique.
DE NOUVELLES ESPÈCES IDENTIFIÉES GRÂCE À L’IA
« Notre travail consiste souvent à confirmer les intuitions qu’ont eues des botanistes de terrain à partir d’observations morphologiques, qui restent la base des descriptions de la plupart des espèces végétales dans le monde », reconnaît Florian Boucher. Ces mêmes techniques ont récemment permis d’identifier3 trois nouvelles espèces du genre Androsace qui poussent à plus de 3700 mètres d’altitude. Elles avaient déjà été observées, l’une d’entre elles il y a même plus de deux siècles par le géologue suisse Horace Bénédict de Saussure lors de son expédition sur le Mont Blanc en 1788, mais confondues. En France, une dizaine de laboratoires de biologie évolutive utilisent ce genre de techniques, génétiques et numériques.
Isabelle Bellin
Image de Une : La primevère la plus commune des hautes montagnes d’Europe : Primula hirsuta. Crédit : Florian Boucher.
1. En cours de publication : Camille Voisin et al. Introgression of a ghost Primula lineage suggests the existence of a glacial refugium in the Écrins range (Southwestern French Alps).
2. Florian Boucher et al. Sequence capture using RAD probes clarifies phylogenetic relationships and species boundaries in Primula sect. Auricula, Molecular Phylogenetics and Evolution, 104 (2016) 60–72. doi.org
3. Florian Boucher et al. Discovery of cryptic plant diversity on the rooftops of the Alps, Scientific Reports 11, 11128 (2021). doi.org