Transformation digitale : « Il y a urgence à réformer notre système éducatif »
⏱ 6 minEntretien avec Gilles Babinet, vice-président du Conseil national du numérique, dont la finalité est d’éclairer les pouvoirs publics sur les enjeux de l’économie numérique. Depuis 2012, en tant que « digital champion » de la France auprès de la Commission européenne, il est également chargé de promouvoir la transformation numérique en France.
Où en sont les entreprises françaises en matière de transformation digitale ?
Gilles Babinet : C’est difficile à dire. Nous souffrons d’un manque de comparaison internationale détaillée. Toutefois, quelques indicateurs peuvent nous éclairer, comme l’indice relatif à l’économie et à la société numérique (ou DESI, Digital Economy and Society Index), établi par la Commission européenne. Il suit les progrès réalisés par les États membres de l’Union européenne concernant leur mutation numérique dans cinq domaines : la connectivité ; le capital humain ; l’utilisation des services numériques ; les services publics numériques ; l’intégration des technologies numériques. Concernant ce dernier domaine, qui évalue le passage des entreprises au numérique et au commerce en ligne, en 2018, on constate que les entreprises françaises ont un degré d’intégration des technologies numériques inférieur à la moyenne : l’Hexagone est à la 16e position sur 28 pays (voir figure ci-dessous).
Cette situation n’est évidemment pas enviable. Dans un prochain article à paraître dans Harvard Business Review, j’explique qu’il existe quatre freins à la transformation digitale : les enjeux de maîtrise du sujet par le top management (souvent plus âgé que la moyenne européenne des actifs, notamment dans les très petites entreprises, et moins au fait des technologies digitales) ; la capacité à adopter des modèles organisationnels beaucoup moins pyramidaux et plus responsabilisants ; la capacité à investir ; l’accès au capital humain. Dans chacun de ces domaines, nous avons des handicaps importants. Bien entendu, ce n’est pas définitif, mais cela reste assez complexe à contourner.
Quels sont les secteurs d’activité qui ont déjà pris le virage numérique ? Inversement lesquels sont le plus en retard ?
G.B. : L’approche par secteur d’activité ou par filière professionnelle n’est pas la plus adaptée en France, dans la mesure où nous n’avons que peu de filières d’excellence (à part le luxe, l’aéronautique, l’automobile et l’agroalimentaire), à la différence de l’Allemagne, dont la numérisation de l’industrie passe notamment depuis quelques années par la politique nationale « Industrie 4.0 ». Ce concept, né outre-Rhin lors de la Foire de Hanovre, en 2011, y a été orchestré notamment par la fédération des entreprises de la machine-outil. La France n’est pas organisée de la sorte, et cette absence de filière professionnelle est certainement préjudiciable. Je dirai toutefois qu’en la matière, le monde de l’aéronautique me semble assez performant : une entreprise comme Thales ne cesse de m’impressionner sur différents plans. Dans le monde de la distribution, j’observe également des choses intéressantes au sein de la galaxie Mulliez (Adeo, Decathlon, etc.), même si c’est très inégal. Dans le monde des entreprises de taille intermédiaire (ETI), une société comme Cuisine Schmitt est plutôt intéressante également.
Le retard français en matière d’intégration du numérique dans les entreprises s’explique sans doute plus par leur taille que par leurs secteurs d’activité : les très grandes entreprises ont généralement bien engagé la transformation digitale, même si elles n’en sont probablement pas au tiers de ce qu’il conviendrait de faire. Les ETI sont au milieu du gué. Ce que montre le DESI, c’est que ce sont surtout les PME qui sont vraiment en retard : elles n’ont souvent pas de site web, n’utilisent pas les réseaux sociaux, n’ont parfois même pas d’adresse mail. J’ai du mal à expliquer cela, si ce n’est par « l’âge du capitaine » ou l’absence de filière professionnelle. Une hypothèse très souvent entendue serait que la pression réglementaire et fiscale en France ne permet pas à nos PME d’avoir les moyens de prendre du recul pour investir à long terme. C’est très audible. Je n’ignore pas que le gouvernement fait des efforts louables à cet égard, mais on ne change pas en quelques semaines des décennies d’inconséquence sur ces sujets.
Dans votre dernier livre, vous prônez l’avènement d’« entreprises-plateformes » pour faciliter l’accès aux données, ainsi qu’une organisation managériale inspirée du modèle des start-up, autour de projets, de méthodes agiles, etc. Pouvez-vous nous décrire en quoi cela consiste ?
G.B. : Je dirai qu’une entreprise de demain, prête à affronter les défis actuels et futurs, est une entreprise qui réunit les conditions suivantes :
– un usage de la data au service du client : en s’assurant que toutes les données soient finalement orientées vers la performance, et permettent de repenser totalement l’expérience client. C’est très facile à dire et horriblement difficile à faire lorsque cela n’a pas été pensé depuis le départ. Il n’en reste pas moins vrai que les entreprises qui ont adopté ce modèle sont incroyablement productives et performantes ;
– une organisation décentralisée, synchronisée par l’expérience client certes, mais aussi par quelques outils collaboratifs comme Slack, pour partager de l’information et échanger dans le cadre de projets, ce qui permet une grande agilité dans les processus, dans la collecte et la gestion de données, etc. Lorsqu’on l’a observé une fois à l’œuvre (en ce qui me concerne chez Airbnb), on ne comprend pas comment il est possible de faire autrement ;
– une organisation technologique très homogène, planifiée et participant au projet d’ensemble de l’entreprise. Une entreprise moderne ne possède pas un système d’information : elle « est » un système informationnel, une plateforme !
Toutes les entreprises peuvent-elles adopter ce modèle d’entreprises-plateformes ? Tous les contextes s’y prêtent-il ?
G.B. : C’est une question sans réponse pour l’instant… En théorie oui. Mais il sera très difficile pour une petite PME de province, n’ayant pas une bonne culture du numérique, d’attirer des expertises spécialisées dans des conditions acceptables. Le goulot d’étranglement réside dans le capital humain, et la France a pris beaucoup de retard en la matière. Selon des travaux (datant toutefois de cinq ans), au niveau du Certificat Informatique et Internet (C2i)Le certificat informatique et internet est une certification française délivrée par les établissements supérieurs français certifiés LMD. Il est institué dans le but de développer, de certifier la possession de compétences dans l’usage des technologies de l’information et de la communication par les étudiants dans les établissements d’enseignement supérieur, les étudiants français auraient des capacités en informatique deux fois moins élevées que leurs homologues européens. Par ailleurs, la dernière enquête PISA (2018)Promu par l’OCDE, ce « Program for International Student Assessment » (PISA) est une enquête internationale qui vise à tester, tous les trois ans depuis l’an 2000, les compétences des élèves de 15 ans en lecture, mathématiques et sciences. met en avant l’importance du travail en équipe et nous apprend que nous avons beaucoup de progrès à faire dans ce domaine (La France se classe 20e sur 32).
En termes de formation, vous militez pour une « massification » de la formation professionnelle, avec des parcours pédagogiques flexibles et adaptatifs, et pour une refonte globale de l’enseignement universitaire. En prend-t-on le chemin ?
G. B. : Le choix a été fait de demander aux acteurs sociaux de réformer la formation professionnelle. J’espère me tromper, mais je pense que c’est une erreur historique. Ces même acteurs sociaux ont largement failli par le passé, il y a peu de raison que ce soit différent cette fois-ci. En ce qui concerne l’université, il est difficile d’être moins sévère : on a l’impression que le système tente toujours de se remettre des réformes LRU (Loi relative aux libertés et responsabilités des universités), la loi sur l’autonomie des universités portée par Valérie Pécresse en 2007. De fait, l’autonomie des établissements est loin d’être complète. Il faut revoir le statut des personnels administratifs universitaires, revoir la gouvernance, revoir le rôle du ministère de tutelle, ainsi que le modèle de financement. Est-il normal qu’un étudiant qui vient de Chine ou des États-Unis paye exactement la même chose qu’un étudiant de Sarreguemines ? Pour ma part, je trouve cela tout simplement aberrant… mais plus rien ne m’étonne lorsqu’il s’agit d’enseignement supérieur (le gouvernement vient d’annoncer que, dès la rentrée 2019, les étudiants hors Union européenne paieront plus cher, ndlr). Résultat : on manque cruellement de compétences de qualité, que ce soit d’informaticiens ou de spécialistes comme les data scientists. On forme environ 6 000 à 8 000 codeurs chaque année. Il en faudrait probablement 8 à 10 fois plus ! Curieusement c’est en voulant défendre un modèle égalitaire qu’on a altéré ce qui aurait permis de parvenir à créer un modèle de masse. La France se caractérise d’ailleurs par son retard par rapport aux autres grands pays de l’OCDE dans le nombre de personnes formées chaque année aux compétences digitales. Selon Yves Poilane, directeur de Télécom ParisTech, concernant les compétences en data science, on serait dans un rapport de un à trois environ. C’est la même chose sur le code.
Le capital humain n’est pas prêt d’être disponible en France… La transformation digitale des entreprises n’est donc pas pour demain. Êtes-vous optimiste malgré tout ?
G. B. : Les réformes vont incontestablement dans le bon sens, mais l’allant vers la modernité qui caractérisait notre nation semble moins vigoureux. Nous restons malgré tout un lieu d’excellence en capital humain, mais il reste incomplet et peu orienté vers les sujets qui vont structurer nos sociétés humaines. Si nous ne parvenons pas rapidement à réformer l’ensemble du système éducatif, en introduisant plus d’appétence pour l’innovation, la prise de risque, la collaboration, cela va être difficile de se remettre à niveau. Dans le monde de la technologie, l’espoir venu avec l’élection d’un gouvernement réformateur est important ; s’il est déçu, la probabilité d’avoir une seconde chance se réduira inexorablement.
Propos recueillis par Isabelle Bellin