
L’IA investit l’archéologie
⏱ 5 minLa recherche en archéologie met progressivement à profit l’intelligence artificielle, surtout les outils de vision artificielle et de traitement automatique des langues. L’IA pourrait aussi permettre d’explorer des voies de traverse et d’ouvrir de nouvelles hypothèses.
C’est encore un peu balbutiant, mais en archéologie comme dans d’autres disciplines relevant des sciences sociales, l’intelligence artificielle apporte désormais son lot de solutions, notamment quand il s’agit d’automatiser des tâches répétitives, comme en témoigne une étude récente¹. Parmi les domaines de recherche les plus concernés, on trouve tout d’abord ceux qui tirent parti de l’analyse d’image. Par exemple pour classer, comparer et réassembler des fragments de poteries ou des éclats de silex photographiés ou scannés en 3D, pour trier des pièces de monnaie, localiser des sites archéologiques à partir d’images satellites ou aériennes, reconstituer des textes, etc.
Localiser, comparer, trier, reconstituer
Le nombre de publications archéologiques faisant appel à l’IA explose depuis 2015, on en comptait plus de 65 en 2019 (fig. ci-dessous). Un exemple parmi d’autres en matière de télédétection archéologique, un domaine particulièrement florissant : à partir d’images obtenues par satellite, une équipe suisse² a utilisé un modèle reposant sur un réseau de neurones pour localiser des milliers de tombes d’anciens rois nomades, datant de 3 000 ans, disséminées sur des millions de kilomètres carrés en Russie, en Chine et en Mongolie. Avec une efficacité évaluée à 98 %. Et un énorme gain de temps.
Nombre de publications sur L’IA archéologique depuis 2000 (source : Web of Science).
L’analyse d’image par apprentissage automatique peut être mise à profit pour reconstituer des fresques endommagées, à des fins de médiation culturelle pour des musées ou des expositions mais aussi pour comparer et identifier des pièces archéologiques. Ainsi, Sofiane Horache, doctorant au centre de robotique Mines-ParisTech, utilise le machine learning pour comparer les empreintes des sceaux utilisés pour frapper des milliers de pièces de monnaie antiques³.
Une application d’identification de tessons
La classification de fragments de poterie découverts lors de fouilles est un travail onéreux et de longue haleine, qui peut aussi largement bénéficier de l’apprentissage profond. Trente-cinq chercheurs ont travaillé sur ce sujet dans le cadre du projet H2020 ARCHAIDE, achevé en 2019. Ils ont conçu une application qui, à partir d’une photographie de tesson, propose à l’archéologue cinq hypothèses d’identification, assorties d’un degré de certitude. Leur réseau de neurones a été entraîné sur des photos de 25 000 tessons ainsi que sur des modèles 3D de poteries « brisés artificiellement ».
C’est également dans le domaine de l’analyse d’image qu’une doctorante de l’université Cergy-Paris, Marie-Morgane Paumard, a décroché fin 2020 le prix L’Oréal – Unesco jeunes talents France pour Les Femmes et la Science. Elle développe⁴ une méthode de reconstruction automatique d’objets à partir de fragments grâce au deep learning. Elle travaille notamment sur la reconstitution du temple gallo-romain de Magny-en-Vexin (Val d’Oise) ou celle du plafond sculpté, gravé et peint du grand abri sous roche du Roc-aux-Sorciers (Vienne). Elle a développé deux approches : d’une part, un modèle composé de deux réseaux convolutifs siamois entraînés à prédire la position relative de deux fragments, d’autre part une méthode itérative d’apprentissage profond par renforcement.
Le déchiffrage d’écrits cunéiformes
De même, le traitement automatique des langues (NLP pour Natural Language Processing), autre domaine florissant de l’IA, commence à être appliqué à l’archéologie. Exemple : une équipe de chercheurs israéliens restaure⁵ des écrits cunéiformes babyloniens (539 à 331 av. J.-C.) sur tablettes d’argile en identifiant les mots manquants sur les parties endommagées. Leur modèle (un réseau de neurones récurrent) serait efficace à 88,5 % dans le cas de courts textes administratifs (contrats, reçus, procédures légales, etc.) dont la syntaxe est très structurée et caractéristique. L’apprentissage du réseau est mené sur un corpus de 1 400 textes pour lesquels on dispose d’une version cunéiforme et de sa traduction en latin. Les chercheurs espèrent qu’en élargissant la base de données de textes numérisés, cela permettra d’entraîner le modèle pour restaurer des textes scientifiques ou littéraires.
L’IA pourrait aussi apporter un tout nouvel éclairage à certaines recherches archéologiques. C’est la conviction de Nicolas Priniotakis, enseignant-chercheur à l’université de Cergy-Paris où il a créé il y a quatre ans une licence professionnelle « Patrimoine, visualisation et modélisation 3D », qui a vocation à utiliser l’image pour produire et transmettre de la connaissance patrimoniale, notamment en archéologie. Il conçoit des outils de recherche et de médiation culturelle en créant des ponts entre l’histoire, l’archéologie et plus largement le patrimoine et des développeurs d’outils reposant sur l’IA.
Une science de cas particuliers
Il tient néanmoins à relativiser l’apport de l’IA dans cette discipline : « L’archéologie est une science de cas particuliers, la notion d’automatisation de tâche n’est pas forcément pertinente. Par ailleurs, le résultat d’une recherche est souvent un empilement d’hypothèses, le cheminement déductif, par exemple pour une datation, a son importance. Il faut pouvoir discuter des hypothèses en jeu, on ne peut pas se satisfaire d’une boîte noire. » Ce qui, dans ces cas-là, exclut d’emblée le deep learning et ses réseaux de neurones dont le fonctionnement est, par essence, opaque.
En revanche, selon lui, dans beaucoup de contextes, une IA serait très utile, pour rendre des services ponctuels ou tester plus particulièrement une hypothèse pour la valider ou la réfuter. Exemple : « Nous travaillons sur de nouveaux outils de reconstruction faciale à partir de crânes, raconte-t-il. L’IA n’a pas vocation à produire une reconstruction totale du visage, mais elle pourrait par exemple nous permettre de retrouver la forme du cartilage nasal, fondamental dans un visage, à partir de corrélations entre l’os et les éléments cartilagineux. Ce serait une grande avancée. »
Prédire la position de vestiges
« L’IA pourrait également nous permettre de trouver des résultats hors-champ, se réjouit Nicolas Priniotakis. Par exemple en croisant des corpus de données d’origines diverses, à l’image de la variété de disciplines qui nourrissent l’archéologie. On pourrait par exemple tenter de prédire la position de vestiges archéologiques souterrains avant la réalisation de travaux d’aménagement du territoire [ce que l’on appelle l’archéologie préventive, NDLR], en créant une cartographie des zones probables à partir du croisement de données existantes comme les strates géologiques, la géographie du lieu, la présence d’eau, les mouvements de transhumance, la localisation de carrières… »
« L’IA pourrait aussi apporter un brin de fantaisie dans les recherches, suggérer des solutions non encore imaginées, glisse enfin Nicolas Priniotakis. Par exemple, nous testerons son effet sur les modèles 3D de reconstitution de l’occupation de villes antiques que nous développons avec le laboratoire AOROC de l’ENS-PSL. Pour l’instant, nos modèles sont paramétriques, basés sur une sorte de « grammaire urbaine » : on intègre des données sur la géographie de la cité (différenciation de quartiers, superficie des habitations, organisation des rues, ruelles et conduits d’évacuation, enceintes fortifiées…). Puis, nous faisons évoluer le modèle en jouant sur cette grammaire. Dans un tel contexte, une IA pourrait donner une nouvelle lecture et ouvrir de nouvelles hypothèses. » Autrement dit, l’IA a assurément un bel avenir pour alimenter les recherches des explorateurs du passé que sont les archéologues.
Isabelle Bellin
Légende image de une : Lot de céramiques du début du XVIIe siècle en cours d’étude. Il révèle toute la diversité des vaisselles du quotidien.
Crédit : © Alban Horry, Inrap
1. L. Mantovan et L. Nanni, “The Computerization of Archaeology: Survey on Artificial Intelligence Techniques”, SN Computer Science 1, 267 (2020). https://doi.org/10.1007/s42979-020-00286-w
2. G. Caspari et P. Crespo, “Convolutional Neural Networks for Archaeological Site Detection – Finding “princely” tombs”, Journal of Archaeological Science, Vol. 110, 2019. doi.org/10.1016/j.jas.2019.104998
3. S. Horache, F. Goulette, J.-E. Deschaud, T. Lejars, K. Gruel, “Automatic Clustering of Celtic Coins Based on 3D Point Cloud Pattern Analysis”, 2020. ⟨hal-02559952⟩
4. M.-M. Paumard, “Solving Jigsaw Puzzles with Deep Learning for Heritage”, Machine Learning [cs.LG]. CY Cergy-Paris Université, 2020. ⟨tel-03095670⟩
5. E. Fetaya, Y. Lifshitz, E. Aaron et S. Gordin, “Restoration of Fragmentary Babylonian Texts Using Recurrent Neural Networks”, PNAS, September 15, 2020. doi.org/10.1073/pnas.2003794117