L’analyse des données des élèves fait son entrée dans l’éducation
⏱ 6 minLa multiplication des cours en ligne génère de plus en plus de données sur la façon d’apprendre des élèves. Leur analyse par des méthodes d’intelligence artificielle promet d’aider les professeurs et de personnaliser les enseignements.
À l’heure du numérique, nous n’apprenons plus seulement sur les bancs d’école ou dans les amphithéâtres d’universités. Désormais, l’accès au savoir passe aussi par les plateformes de cours en ligne, Moocs et autres espaces d’e-learning. Ces nouvelles formes d’enseignement se sont multipliées ces dernières années, générant dans le même temps une véritable explosion des données collectées sur leurs utilisateurs (nombre de clics par lien, fréquence et temps d’utilisation, résultats de tests…). Tant et si bien que l’analyse de ces traces d’apprentissage (ou learning analytics, en anglais) par des méthodes d’intelligence artificielle est devenue une discipline à part entière, à la fois un champ d’exploration important pour les chercheurs et un enjeu majeur pour les start-up de l’Edtech (technologies de l’éducation). Objectif : améliorer les formations et la pédagogie, grâce à une connaissance fine de l’efficacité des exercices, ou encore des points sur lesquels butent les étudiants. Mais aussi faciliter l’apprentissage des élèves en personnalisant les cursus en fonction de leurs points forts, leurs lacunes et leurs préférences, et en leur apportant des retours sur leurs parcours pour les motiver.
Des tuteurs intelligents
De tous ces atouts, la personnalisation de l’apprentissage constitue aujourd’hui l’apport le plus pertinent et le plus abouti de l’IA et des learning analytics. Déjà, plusieurs start-up proposent des solutions dites d’apprentissage adaptatif (adaptive learning), pour l’école primaire, les universités ou encore la formation professionnelle. À dire vrai, « l’idée de collecter des données au cours du processus d’apprentissage d’un individu et d’adapter ensuite automatiquement, sur la base de ces données, son parcours d’apprentissage, c’est-à-dire l’enchaînement des séquences d’enseignement, n’est pas nouvelle », note Éric Bruillard, professeur d’informatique à l’université Paris-Descartes.
Ainsi, dès la fin des années 1950, le psychologue américain Burrhus Frederic Skinner a mis au point une « machine à enseigner », un dispositif mécanique sur lequel les enfants actionnent une manette pour voir la réponse à un exercice et vérifier s’ils l’ont trouvée, chaque enfant ayant la possibilité d’avancer à un rythme plus ou moins rapide pour répondre aux questions. Puis, avec l’émergence des ordinateurs, sont apparus à partir des années 1970 dans les laboratoires de recherche les « tuteurs intelligents », des logiciels capables d’évaluer les problèmes d’un apprenant pour résoudre un exercice afin de le guider et de l’assister vers la réalisation de la tâche à accomplir. Utilisés dans les années 1990, surtout aux États-Unis, dans les collèges et les lycées notamment, ces tuteurs virtuels se sont illustrés dans des disciplines comme les mathématiques ou l’informatique.
Un parcours d’apprentissage adapté
Pour pouvoir fonctionner, les tuteurs intelligents doivent prendre en compte un ensemble de règles définies à l’avance par un expert du domaine. Ces règles modélisent ce qui doit être enseigné et représentent la succession des prérequis nécessaires pour maîtriser telle ou telle compétence. En fonction des bonnes réponses ou des erreurs de l’élève, le système adapte ainsi le parcours d’apprentissage : si un concept est acquis, on passe au suivant, sinon on sollicite à nouveau l’apprenant sur cette même notion, mais dans un contexte différent pour qu’il puisse progresser. Ces systèmes d’intelligence artificielle dits experts sont toujours utilisés aujourd’hui dans l’enseignement et sont particulièrement adaptés à des disciplines comme les mathématiques, où il est possible de connaître la solution à un problème et les étapes de résolution intermédiaires.
Pour les autres matières moins « déterministes », où les règles d’enseignement ne sont pas toute tracées, les learning analytics sont la clé. « Plutôt que de définir des règles a priori, l’analyse des données (réponses aux exercices, temps de réponse, ressources utilisées et temps passé sur ces contenus…) de tous les apprenants par des algorithmes de machine learning permet d’identifier des comportements similaires dans certains groupes d’élèves qui se distinguent de ceux des autres groupes, et qui peuvent expliquer, par exemple, la réussite de ces élèves », explique François Bouchet, du Laboratoire d’informatique de Paris-VI.
Des systèmes de recommandation
Une fois les recettes gagnantes découvertes par l’IA pour certains élèves, on peut les appliquer à d’autres élèves dont le profil est proche des premiers. Concrètement, il s’agit d’inciter les étudiants qui ont consulté certaines ressources (cours, vidéo, etc.) ou réussi tels exercices à utiliser d’autres contenus précis parce qu’ils ont en commun d’avoir été utilisés par des étudiants au parcours gagnant. De cette manière, le parcours d’apprentissage s’adapte au profil de l’apprenant. La méthode n’est pas sans rappeler les systèmes de recommandation utilisés par Amazon ou Netflix pour nous inciter à regarder tel film ou à acheter tel produit. « Si les algorithmes sont les mêmes, leur utilisation pour l’éducation est plus compliquée, à la fois parce que les données sont beaucoup plus diverses, mais aussi parce que l’enjeu est tout autre. Il ne s’agit pas de recommander des choses qui plaisent, mais qui sont utiles pour progresser, une caractéristique bien plus difficile à définir », avertit François Bouchet.
En plus de la recommandation de contenus, le profilage des apprenants en catégories distinctes permet également de faire de la recommandation de personnes. Dans les universités ou dans les Moocs, notamment, on incite ainsi certains étudiants à travailler ensemble. On peut décider soit d’associer deux étudiants du même niveau pour qu’ils avancent au même rythme sur un projet. Soit associer deux étudiants aux points forts et aux faiblesses complémentaires pour qu’ils s’aident à progresser mutuellement.
Une importante valeur prédictive
L’analyse des données d’apprentissage revêt aussi une valeur prédictive importante. Dans les universités et dans les Moocs où l’on dispose de suffisamment d’informations sur les étudiants (intérêt pour les supports de cours, fréquentation des bibliothèques universitaires, assiduité sur les forums de discussion en lien avec le sujet, ou même nature des questions postées sur ces forums et liens avec les autres apprenants), on peut prédire, sur la base des observations précédentes, qui a le plus de chance de valider ou non ses matières à la fin du semestre. Ou détecter ceux qui risquent de décrocher.
Si ces prédictions ne sont pas forcément étonnantes, car elles montrent généralement que ceux qui réussissent le mieux sont aussi ceux qui font bien leurs devoirs, elles n’en restent pas moins essentielles. Le plus tôt un étudiant qui risque d’abandonner est identifié, le plus vite on pourra lui proposer une solution de remédiation, sous la forme d’un tutorat par exemple. Quant aux autres étudiants, le fait d’accéder aux données concernant leur propre niveau de performance est tout aussi important. « Les études montrent qu’un élève travaille mieux lorsqu’il est capable de se situer par rapport à ses pairs, en connaissant par exemple les points sur lesquels il est en avance ou au contraire ceux sur lesquels il bloque », explique Anne Boyer, du Laboratoire lorrain de recherche en informatique et ses applications.
Un coach personnel en phase de test
C’est ce constat qui a poussé la chercheuse et son équipe à développer un « coach personnel » à destination des élèves des collèges et lycées et des étudiants des universités. Actuellement en phase d’expérimentation avec le ministère de l’Éducation nationale, l’outil, qui devrait être disponible dans certains établissements à la rentrée scolaire prochaine, se rapproche un peu des coachs sportifs en ligne. Il se présente sous la forme d’un tableau de bord qui affiche un score qui se met à jour régulièrement en fonction des actions réalisées par les apprenants. « Le but est d’encourager les élèves à aller plus loin. Ainsi, selon leur profil, on peut leur proposer de réaliser des exercices un peu plus difficiles que ceux auxquels ils sont familiers et leur score augmentera alors plus que pour des élèves meilleurs qui se contentent de faire des exercices « bas de gamme ». Dans tous les cas, ils peuvent visualiser rapidement les effets de leurs actions, et ont tous les éléments en main pour savoir là où ils ont atteint leur objectif, et là où ils peuvent encore progresser », précise Anne Boyer.
L’apprentissage, un processus social
Toutes les possibilités offertes par l’IA dans le domaine de l’éducation promettent-elles de révolutionner l’enseignement en permettant aux élèves d’apprendre beaucoup plus vite, beaucoup mieux et en mettant fin à l’échec scolaire ? Rien n’est moins sûr. « L’apprentissage ne peut pas se limiter à un travail qu’on accomplit tout seul sur un ordinateur, c’est un processus profondément social et qui demande du temps. Outre la résolution d’exercices et de problèmes, les connaissances s’acquièrent par la répétition, la production (dissertations, exposés…) et les échanges, autant d’éléments que seul l’enseignant peut faciliter », avance Éric Bruillard.
La question d’un hypothétique remplacement des profs par les machines ne se pose donc même pas. Aucun logiciel n’est en effet capable aujourd’hui d’apprendre à remettre en question ses idées reçues, à développer une analyse créative, ou à nuancer subtilement ses propres arguments. En revanche, l’IA n’a pas son pareil pour traiter, dans d’énormes bases de données, des compétences et des connaissances précises, des apprentissages basiques liés à la mémorisation.
Logique de classe inversée
On se dirige donc vers un futur où les machines permettront aux élèves d’acquérir à leur rythme des savoirs fondamentaux, pointant du doigt quand il le faut les difficultés des uns et des autres, et où les enseignants pourront dès lors se consacrer à apporter de l’aide à ceux qui en ont le plus besoin et à commenter et mettre en pratique les notions apprises en ligne par les élèves. Une logique dite de classe inversée qui en est aujourd’hui a ses balbutiements en France, et qui pourrait bientôt, avec l’IA, devenir la norme.
Julien Bourdet