Les plateformes numériques, nouvelles autorités urbaines
⏱ 8 minEn dix ans, les plateformes numériques ont mis les villes en équation en dehors de toute régulation, bouleversant leur gouvernance. Entre nouveaux services et critiques, elles sont entraînées dans une valse à trois avec l’utilisateur et les pouvoirs publics.
Waze signalant la présence des forces de police lors des attentats à Paris en 2015, AirBnB faisant monter les loyers des logements des villes touristiques, Uber proposant des tarifs bien plus élevés lors des courses vers les quartiers les plus aisés… Voici des exemples de biais reprochés à quelques-uns des algorithmes les plus utilisés en ville. « Pour autant, dans la très grande majorité des cas, les algorithmes rendent beaucoup de services à leurs utilisateurs au quotidien, tempère Maxime Crépel, ingénieur de recherche au Médialab de Sciences Po, auteur, avec Dominique Cardon, chercheur dans ce même laboratoire, d’un article sur le sujet (1). Les cas problématiques sont en fait très limités. Nous avons analysé un corpus de 20 000 articles de presse évoquant les algorithmes et l’IA, environ 8 % seulement critiquent les algorithmes. Et si on s’intéresse à la manière dont les utilisateurs discutent des algorithmes sur les réseaux sociaux, les avis sont partagés : certains les critiquent, quand d’autres s’émerveillent d’être si parfaitement « calculés ». »
Les villes ont été déstabilisées par les plateformes numériques
Ces algorithmes ont pris une place croissante dans nos vies et régulent désormais nos villes. En à peine dix ans ! Antoine Courmont, politiste et responsable scientifique de la chaire Ville et Numérique, à Sciences Po, et Patrick Le Galès, chercheur et doyen de l’École urbaine de Sciences Po, analysent cette montée en puissance dans un ouvrage qu’ils ont coordonné (2). Le tournant date de la fin des années 2000 : « 2008 est l’année à partir de laquelle plus de la moitié de la population mondiale vit dans les villes. Cette même année, IBM, à la suite de Cisco, lance son initiative Smarter Cities. 2008 est également l’année de la création de la plateforme Airbnb, suivie en 2009 par la fondation d’Uber. La fin des années 2000 est enfin celle du smartphone. En 2007, Apple lance l’iPhone. »
Mais comme le souligne la Fing, association de réflexion sur les usages du numérique, celui-ci a bien investi les villes, mais pas selon le scénario smart city, avec une ville pilotée sous contrôle (3). L’innovation numérique urbaine est venue de l’approche déstabilisante adoptée par les grandes plateformes. Le numérique transforme bel et bien la vie des citadins et le fonctionnement de certains services urbains, mais il le fait, en grande partie, en dehors de toute stratégie des acteurs dont la ville est le métier, et en particulier des pouvoirs publics. En très peu de temps, ces plateformes sont devenues des agents de dérégulation des territoires, indépendants des normes des institutions gouvernantes et des politiques publiques. Pour tenter d’y remédier, la Commission européenne vient d’établir une feuille de route sur le numérique. Dans la foulée, la France a mis en place un groupe de travail interministériel sur la régulation des plateformes numériques dans le but de préparer le futur texte européen Digital Services Act, annoncé pour fin 2020.
« Les enjeux tenant aux calculs de la ville font apparaître un changement de paradigme, soulignent Maxime Crépel et Dominique Cardon (1). La régulation de la ville se déplace d’une logique de choix collectifs orientant les usages de la ville à une optimisation utilitariste de la satisfaction des usagers des plateformes. » « À l’information similaire pour l’ensemble des citoyens, qui présidait aux choix collectifs, est désormais substituée une information personnalisée pour chaque usager, résume Antoine Courmont. Là où les réseaux véhiculaient une vision égalitariste des services urbains, les stratégies de segmentation et de personnalisation de ces dispositifs algorithmiques contestent cette idéologie d’unification des villes et d’égalité socio-spatiale. » Façon de dire qu’il y a un décalage certain entre les projets des villes et ceux des plateformes.
Nouveaux services et nouveaux biais
Algorithmes et données sont au cœur de ces mutations d’envergure, des nouveaux services à la clé autant que des nouveaux biais qui y sont associés. Et n’oublions pas que, si les plateformes sont responsables des algorithmes, ce sont les utilisateurs qui fournissent la majeure partie des données qui les alimentent.
Les algorithmes sont-ils la cause des dysfonctionnements ? À partir d’une cinquantaine de controverses algorithmiques, Maxime Crépel et Dominique Cardon ont étudié les « pathologies du calcul algorithmique » et tentent de répondre à cette question (1). Ils concluent que si « les dénonciateurs et les victimes sont assez simples à identifier, il existe une incertitude beaucoup plus forte sur le rôle que jouent les algorithmes. » Ils jugent néanmoins que lier la cause du problème aux intérêts économiques de l’entreprise qui l’a conçu est une hypothèse assez juste et pertinente.
Cela dit, ils pointent aussi la responsabilité à imputer aux données produites par les utilisateurs, aux comportements d’autres acteurs, ou à des principes venus de l’extérieur, par exemple des institutions étatiques. « Les algorithmes fonctionnent comme des assemblages intégrant à leurs calculs des seuils, des contraintes et des objectifs qui sont eux-mêmes reconfigurés par les usages que font les utilisateurs du service. Dans de nombreuses situations, les causes [de dérégulation, NDLR] sont multiples et parfois « externes » à leur simple conception ou à l’intention de ceux qui les ont programmés », écrivent-ils (1).
Quelles règles intégrer ? Avec quelles conséquences ?
Une des difficultés propre aux algorithmes viendrait du fait qu’ils reproduisent des règles de calcul procédurales, « froides » et non substantielles, autrement dit sans compréhension symbolique. Résultat : l’algorithme d’Uber, programmé pour adapter le prix des courses selon l’offre et la demande, a augmenté considérablement les tarifs quand les Londoniens tentaient en masse de quitter les lieux des attentats de Londres en juin 2017, incapable de considérer cet état irrégulier du monde dans son calcul. On attribue ainsi à tort une responsabilité intentionnelle aux algorithmes, associée à un projet explicite de leurs concepteurs, à l’image des projets de ceux qui gouvernent la ville.
Inversement, relèvent les deux chercheurs, l’algorithme pose aussi problème en termes de neutralité lorsqu’il intègre une cause substantielle. Par exemple, lorsque le coût des courses d’Uber est calculé selon la richesse des quartiers de départ ou d’arrivée (en plus de la distance parcourue et la durée de la course, données « neutres »). Idem lorsque Waze, intégrant des informations d’utilisateurs et de la police israélienne sur la sécurité, impose d’éviter de passer par Jérusalem-Est dans les quartiers habités par des Palestiniens. Le choix est alors dénoncé comme politique par le maire de Jérusalem, d’autant plus que les colonies israéliennes ultra-orthodoxes n’étaient, pour leur part, pas déclarées comme dangereuses pour les Palestiniens. Une asymétrie difficile à justifier.
Exemple auquel on peut en opposer un autre, où il aurait cette fois fallu tenir compte des informations de forces de l’ordre : lorsque Waze proposa aux automobilistes des itinéraires à proximité directe des incendies en Californie en 2017 sans aucune considération de la situation de crise. « Dans un certain nombre de cas complexes ou exceptionnels, le monde tel qu’on aimerait qu’il soit calculé ne se laisse pas mettre en équation », résume Maxime Crépel. Comment y palier ? « La transparence, le fait d’avoir accès aux algorithmes ne résoudra pas tous les problèmes, répond-t-il. Il y aura toujours des imprévus, des situations non anticipées même si l’on intègre les cas récurrents. Ajouter de nouvelles variables, comme les injonctions des forces de police, pourrait néanmoins régler certaines situations. »
Partager les données
Au-delà des règles de calcul, le propre de ces plateformes est l’interactivité. Dès lors, qu’en est-il du rôle des données, fournies consciemment ou non par les utilisateurs ? « La question du partage, de la circulation et de la propriété des données constitue un des principaux enjeux de la gouvernance algorithmique des territoires », considèrent Maxime Crépel et Dominique Cardon (1). Les plateformes ont conscience de ces interrogations, et certaines, comme Uber, Airbnb ou Waze, ont commencé à mettre à disposition un certain nombre de données, fait remarquer la Fing (3). Cela reste toutefois insuffisant, les données ne sont pas assez ouvertes et réutilisables, seulement consultables et visualisables. Cela ne permet pas de répondre aux questions des territoires, comme l’analyse de l’impact d’Airbnb par quartier (et non par commune). Progressivement, il faut que les villes soient capables d’exprimer et de communiquer des demandes précises aux plateformes, conclut l’association.
L’open data des plateformes serait-il la solution ? « La diffusion des données des entreprises peut être volontaire, imposée par la loi ou négociée avec les pouvoirs publics, fait remarquer Antoine Courmont. Aujourd’hui, dans quasiment tous les secteurs urbains d’action publique, la transmission d’un certain nombre de données est prévue dans les contrats de délégation de secteur public, que ce soit avec Engie, Enedis, GRDF ou JCDecaux. Vis-à-vis des plateformes numériques, certains territoires ont une stratégie et parviennent à l’imposer, dans d’autres, les acteurs privés sont en position de force. Le poids des acteurs en présence, les enjeux locaux orienteront les marchés, les services et la place du public et du privé. Il faut reconnaître qu’il y a de grosses incertitudes. Et aucun territoire n’est exemplaire en la matière. »
Le secteur de la mobilité peut être pris comme exemple
Comment encadrer ces partages de données, sachant que l’open data des données publiques modifie aussi la donne. Antoine Courmont a étudié le cas, exemplaire, de la mobilité en métropole lyonnaise (4) : « Le Grand Lyon a choisi de mettre à disposition ses données publiques de mobilité selon des modalités spécifiques pour en encadrer l’utilisation à des fins conformes à l’intérêt général, précise-t-il. Le but est de coordonner les offres de transport public avec tous les nouveaux acteurs publics ou privés (vélos, voitures, trottinettes en libre-service, Uber, VTC, covoiturage…) d’une part pour rendre l’information intelligible, d’autre part pour favoriser le report vers des moyens de transport doux. L’idée est de réunir toutes ces informations dans une plateforme commune pour que des acteurs privés créent de nouveaux services comme le calcul d’itinéraire. »
De plus en plus d’acteurs en France souhaitent se positionner sur de tels services de Maas (Mobility as a Service) en rassemblant des données. Cela pourrait ouvrir la voie à des pass mobilité valables autant dans les transports en commun que pour le libre-service. « Acteurs publics et privés se battent pour piloter cette nouvelle offre, ajoute Antoine Courmont. À Lyon, la plateforme existe désormais, et chaque voyageur a accès aux informations concernant les offres de transport disponibles autour de lui. L’étape suivante est que ce pass devienne un moyen de paiement, à l’instar du pass Navigo en Île-de-France. En attendant, plusieurs plateformes ont profité des données publiques pour s’installer à Lyon comme CityMapper et MooveIT. Ainsi, loin d’être un dessaisissement de l’acteur public, l’open data des données publiques offre à la métropole de Lyon de nouvelles modalités de régulation et de coordination des acteurs locaux, ainsi qu’une maîtrise de sa politique publique avec de nouveaux services fondés sur des données officielles et fiabilisées. »
Le citoyen contributeur ou profiteur
D’autres territoires misent sur une régulation basée sur la participation des citoyens notamment via la production de données, comme c’est le cas avec Waze (voir l’article 3 de ce dossier « Waze ou comment concilier l’intérêt personnel et collectif« ). Cette participation peut aussi se faire indépendamment des pouvoirs publics, à l’instar d’OpenStreetMap, base de données géographiques libre, à partir de laquelle des applications de cartographie se développent. « OpenStreetMap est considéré comme une des base de données cartographique les plus fiables, avec les mises à jour les plus rapides, indique Antoine Courmont. Elle est beaucoup utilisée par de grandes plateformes numériques. » Si cela garantit transparence et qualité des données, rien n’indique que les algorithmes qui en tirent profit soient tournés vers l’intérêt général.
Le rôle même des utilisateurs des plateformes est ambigu. Ils demandent avant tout de l’efficacité, se souciant peu en général des impacts liés à leurs comportements. Ce que les plateformes ne manquent pas de rappeler : « Cette question de l’utilité est au cœur de la justification libérale des plateformes numériques, qui assurent offrir l’architecture la moins interventionniste possible afin de laisser les utilisateurs définir eux-mêmes les finalités de leurs usages, pointent Maxime Crépel et Dominique Cardon (1). Or, la gouvernance de la ville suppose la mise en œuvre de contraintes, d’interdits et d’exceptions afin de respecter des équilibres entre les populations, de préserver certains espaces, de gérer la cohabitation entre différentes catégories d’usagers, d’éviter des effets de concentration des ressources, des prix ou des populations. » La plupart de ces questions sont ouvertes, en France comme ailleurs.
(1) Dominique Cardon et Maxime Crépel, « Les algorithmes et la régulation des territoires » in Gouverner la ville numérique, Antoine Courmont et Patrick Le Galès, La vie des idées, PUF, 2019
(2) Antoine Courmont et Patrick Le Galès, Gouverner la ville numérique,La vie des idées, PUF, 2019
(3) Audacities : Innover et gouverner dans la ville numérique réelle, avril 2018 http://fing.org/IMG/pdf/Audacities_Livrable_VF_Web.pdf
(4) Antoine Courmont, « L’open data au Grand Lyon : l’émergence d’un gouvernement métropolitain de la mobilité », Métropoles[En ligne], 23 | 2018, mis en ligne le 22 janvier 2019, URL : http://journals.openedition.org/metropoles/6501; DOI : https://doi.org/10.4000/metropoles.6501
Isabelle Bellin