Comment Airbnb défie les politiques urbaines locales et nationales
⏱ 8 minDepuis quelques années, partout, les mêmes effets d’Airbnb sont évoqués. Même si les liens de causalité restent difficiles à évaluer, les grandes villes touristiques, l’État français, l’Europe tentent de réguler l’activité de la plateforme numérique de location de courte durée… Mais, jusque-là, en l’absence de données précises et de définition juridique du statut des plateformes, ce sont les droits nationaux et les pratiques locales qui ont guidé ces régulations.
San Francisco, New York, Paris, Barcelone… La plateforme Airbnb, créé en 2008, affichait plus de 6 millions d’utilisateurs en juin 2019 dans 191 pays. La France est son deuxième marché après les États-Unis. Et Paris, la ville au monde qui compte le plus grand ratio de logements proposés à la location sur la plateforme, selon l’association We Sign It : plus de 4 % de son parc contre 1,5 % à Rome, 1,2 % à Londres ou 0,6 % à New York. A priori, de 60 000 à 100 000 logements seraient ainsi proposés sur les différentes plateformes numériques. Ian Brossat, adjoint au Logement de la ville de Paris, estime que cela aurait fait perdre plus de 20 000 logements en cinq ans aux Parisiens, autant que la ville en a construit. « C’est même probablement plus », avance Thomas Aguilera, politiste au laboratoire Arènes et maître de conférence à Sciences Po Rennes. Le chercheur étudie la politisation et la régulation des locations de courte durée dans les grandes villes européennes (1).
Des impacts difficiles à isoler
En un peu plus de dix ans, Airbnb a « secoué » les politiques urbaines à plus d’un titre. Pourtant, il est très difficile d’imputer un lien causal et un effet propre à la plateforme. « On commence à peine à avoir le recul nécessaire pour faire de telles analyses, justifie Thomas Aguilera, prudent. Et isoler un facteur est particulièrement délicat. Selon moi, le développement d’Airbnb est un facteur parmi d’autres, provoquant des effets assez forts sur le marché locatif, mais aussi sur les dynamiques d’achats de foncier dans les grandes villes, ou les villes très touristiques, comme Saint-Malo, Biarritz ou Nice. Des études commencent à sortir qui confirment certaines corrélations : des travaux balbutiants semblent confirmer une augmentation des loyers avec des nuances selon les villes, même les arrondissements parisiens et le type de logement ; d’autres travaux concluent à une légère baisse de la fréquentation et des prix des nuitées des hôtels dans un périmètre restreint environnant les locations de courte durée, surtout pour des établissements type 2 ou 3 étoiles. »
Par ailleurs, les enjeux peuvent varier selon les territoires, entre grandes villes et territoires alentour, entre ville touristique toute l’année et ville balnéaire ou station de ski. « Dans certaines villes en déprise ou stations balnéaires, vides en périodes creuses, les maires pourraient chercher à accueillir plus de touristes grâce à Airbnb », relève le chercheur. Finalement, les effets les mieux documentés dans le monde concernent l’évolution de la vie urbaine et des commerces vers une gentrificationChangement d’usage de l’espace bâti qui se traduit par le déplacement physique ou la dépossession symbolique des usagers préétablis par des groupes sociaux économiquement plus puissants (définition selon Shin, Lees et López-Morales, 2016) et une uniformisation des quartiers liée au tourisme de masse.
« Là encore, on ne peut pas attribuer cela seulement à Airbnb, fait remarquer Thomas Aguilera. Mais les plateformes numériques renforcent certainement le phénomène. Prenons l’exemple de Barcelone, dont le centre-ville est fui par les résidents : le phénomène a commencé à la suite des Jeux Olympiques de 1992, qui ont provoqué des mobilisations citoyennes contre la touristification du centre-ville bien avant Airbnb (2), certains quartiers étant devenu exclusivement touristiques, alors que les politiques urbaines ont pu chercher à soutenir cette image de ville touristique mondiale et son attractivité. » À l’inverse, de son côté, la plateforme avance ses chiffres et son impact positif sur l’économie locale et l’emploi.
Une régulation jusque-là compliquée par l’absence de données
Réguler suppose d’avoir accès aux données : quels sont les appartements loués, à qui appartiennent-ils, sont-ils des résidences principales ou secondaires, sont-ils loués en partie (home sharing) ou en totalité, combien de jours sont-ils loués à l’année… ? « L’enjeu des données est crucial, d’autant plus que depuis le début, l’une des dimensions du modèle économique du capitalisme de plateforme est justement de rester propriétaire des données, et donc la non-transparence », précise Thomas Aguilera.
Cela pourrait changer, puisque la Commission européenne vient de signer un accord avec Airbnb, Booking, Expedia Group et Tripadvisor sur le partage de données. Ces plateformes s’engagent à les communiquer à Eurostat, l’Office statistique de l’Union européenne, qui les validera et les publiera. De quoi élaborer des politiques urbaines en connaissance de cause. « C’est une avancée, reconnaît Thomas Aguilera. Mais à condition que la qualité des données fournies soit au rendez-vous, et qu’elles soient traitables. Il ne suffit pas d’envoyer un tableau excel, il faut que celui-ci soit propre et que les données puissent donner prise à une véritable régulation. »
En attendant, une des stratégies déployée pour avoir accès aux données est le « web scraping » ou pompage de données à partir du site web de la plateforme. Depuis 2015, un activiste américain, Murray Cox, est passé maître dans cette pratique concernant Airbnb. Il a commencé par extraire les données concernant son quartier, Brooklyn puis la ville de New York. Il a ainsi clairement mis en évidence que bon nombre d’appartements étaient loués en entier et à l’année.
Depuis, il a développé un outil open source, InsideAirbnb, et il fournit une cartographie précise des locations d’Airbnb, par ville ou par quartier (exemple sur la ville de Paris ). De quoi évaluer l’impact réel de la plateforme et lui opposer des arguments étayés. À Paris, où la prise de conscience date de 2014, deux ans après l’ouverture des bureaux d’Airbnb en France, ses analyses révèlent que près de 60 000 logements sont en location sur Airbnb dont plus de 86 % sont des logements entiers, 28 % loués à l’année, ou que la moyenne est de 92 nuits par an. Murray Cox travaille avec les maires de nombreuses villes dans le monde, comme San Francisco, Paris ou Barcelone. Son action est venue en appui des régulations de plusieurs villes ; elle a notamment permis de contraindre Airbnb à fournir ses données à New York.
Un consensus : le numéro d’enregistrement des propriétaires
En 2015, grâce à ces mêmes techniques de web scraping, des chercheurs français avaient révélé ces mêmes tendances, publiées par Médiapart, ville par ville, et rue par rue à Paris (3). Ils révélaient les investissements massifs de certains propriétaires, avec plusieurs dizaines d’appartements, à des fins de location sur la plateforme. On est bien loin de l’économie de partage et du logement chez l’habitant… « L’ère de cet investissement massif dans de l’hébergement touristique semble révolue, avance Thomas Aguilera, grâce notamment aux procédures d’enregistrement imposées aux propriétaires à Paris et aux amendes correspondantes (risque de 50 000 € par appartement). Les gros investisseurs ont néanmoins sûrement trouvé des stratégies de contournement. »
« Cette forme de contrôle via un numéro d’enregistrement des propriétaires est devenue assez courante en Europe et dans le monde, poursuit le chercheur. Cela permet d’avoir une liste officielle, même si, pour l’instant, Airbnb refuse de supprimer de sa plateforme les locations non enregistrées à Paris. » À San Francisco, les annonces auraient diminué de moitié quand la ville a imposé cet enregistrement. Pour compléter et contrôler ces déclarations, dans plusieurs villes, des agents municipaux enquêtent, mais cela ne permet qu’une surveillance infime : ils sont une trentaine à Paris, une centaine à Barcelone.
Beaucoup de divergences d’une ville à l’autre
D’autres stratégies sont-elles transposables d’une ville à une autre pour tenter de réguler l’activité de ces plateformes ? « Les villes sont en réseau et partagent leurs expériences, indique Thomas Aguilera. Mais on observe plutôt des divergences que des convergences, même si les décisions européennes pourraient produire un certain isomorphisme. Car, chaque pays et, au-delà, chaque ville, saisit la question à sa façon, et avec son droit national. Exemple à Paris, qui fait office de point de référence pour Bordeaux, Lyon, Lille, Aix, Nice ou Biarritz : c’est la politique du logement qui a guidé les arbitrages et l’action des élus municipaux, relayée par le secteur hôtelier, avec une volonté d’encadrer sans interdire. »
Ian Brossat a réussi à imposer une régulation fondée sur des dispositifs législatifs existants : la définition de résidence principale au-delà de 120 jours, de résidence touristique en cas d’activité commerciale, la règle de compensation avec participation à la construction de logements sociaux en cas d’activité commerciale. « Finalement, les seuls dispositifs spécifiques mis en place concernent le numéro d’enregistrement des logements par les propriétaires, et la fourniture d’un listing récapitulatif une fois par an par les plateformes de location, un dispositif qui figure désormais dans la loi Elan (Évolution du logement, de l’aménagement et du numérique), relève le chercheur. Elle s’applique aux villes de plus de 200 000 habitants et aux zones en tension immobilière. »
Ailleurs en Europe, ce sont d’autres agencements de dispositifs législatifs existants qui ont été mis en œuvre. « Car on ne révolutionne jamais des politiques publiques, poursuit-il. Les choix de régulation sont structurés par le droit national, les pratiques et les problématiques locales existantes. » Avec Francesca Artioli, politiste et maître de conférence à l’université Paris-Est Créteil et Claire Colomb, sociologue et urbaniste, professeure des universités à University College London, ils comparent les régulations de plusieurs villes européennes (2). Ainsi, la régulation est ferme à Barcelone, en lien avec des enjeux de tourisme urbain, puis de logement (un gel des licences de locations d’appartements entiers a été décrété), alors qu’à l’inverse, à Milan, l’économie collaborative et le développement touristique ont été encouragés, avec une régulation, mais a minima, tout comme à Lisbonne. À Berlin, c’est aussi le tourisme qui a conduit la ville à interdire en 2014 la conversion d’un local à usage résidentiel en tout autre usage (seul le home sharing était autorisé, les règles ont été assouplies en 2018).
Il en va de même pour les limitations dans le temps : c’est 30 jours par an à Amsterdam, 90 à Londres ou 120 à Paris, chiffre sur lequel souhaiterait revenir la Mairie de Paris qui évoque 60 voire 30 jours. Mais notre droit de la propriété risque de rendre cette régulation juridiquement délicate sans un vote à l’assemblée nationale.
Une nébuleuse d’acteurs aux intérêts contraires
Au-delà de ces choix de régulation, ces nouvelles pratiques urbaines questionnent un nouvel équilibre d’acteurs et d’intérêts, dont il faut aussi tenir compte : d’un côté, des ménages ont du mal à se loger et condamnent Airbnb, de l’autre des propriétaires défendent la plateforme qui leur procure un nouveau revenu. « Certains propriétaires et groupes économiques qui supportent la plateforme s’organisent collectivement, comme en Italie, pour faire du lobbying pour la plateforme auprès des responsables politiques et acteurs économiques locaux, remarque Thomas Aguilera. Entre politique d’attractivité et de développement économique d’un côté, et solidarité et logement de l’autre, les arbitrages varient d’un territoire à l’autre face à cette nébuleuse d’acteurs aux intérêts divergents. Pour sa part, Airbnb, qui met en œuvre un lobbying classique, efficace sur les acteurs locaux, nationaux et européens, proclame être en faveur d’une régulation… surtout pour mieux l’influencer et ensuite asseoir sa situation de quasi-monopole sur le secteur. »
Conséquence ou non de ces mesures, depuis deux ans, le nombre d’ouverture de logements Airbnb à Paris est stable, alors que la croissance était exponentielle depuis 2010. « L’effet des régulations est a priori symbolique, analyse le chercheur. Certains propriétaires ont-ils disparu des radars ? Le phénomène s’est-il déplacé en proche banlieue ? Fondamentalement, Airbnb exacerbe des questions liées aux politiques d’attractivité et de développement économique des territoires, de solidarité et de mobilité (veut-on des attirer des habitants ou des visiteurs ? la ville est-elle pour une élite urbaine mondialisée ?). » Difficile de prévoir l’avenir. Pour sa part Airbnb est déjà en train d’écrire la suite en se diversifiant autour du voyage en tant qu’expérience sociale partagée avec les locaux (apprendre à cuisiner, découvrir la ville avec ses habitants ou prendre un cours de danse (4)) et en prônant un tourisme local. Le nouveau géant de l’industrie touristique n’a pas fini de bouleverser le jeu…
(1) Thomas Aguilera, Francesca Artioli et Claire Colomb, « Explaining the diversity of policy responses to platform- mediated short-term rentals in European cities: A comparison of Barcelona, Paris and Milan», Economy and Space,0(0) 1–24, 2019.
(2) Thomas Aguilera, Francesca Artioli et Claire Colomb, « Les villes contre Airbnb », dans Gouverner la ville numérique, Antoine Courmont et Patrick Le Galès, La Vie des idées, Puf, 2019.
(3) Comment Airbnb squatte la France, Médiapart, 2015.
(4) Gaël Chareyron, Sébastien Jacquot, « Airbnb ou la vie rêvée des autres », The Conversation,
Image à la une : Selon InsideAirBnB, 60 000 logements sont proposés sur Airbnb dont 86 % sont des logements entiers (points rouge) © InsideAirBnB
Isabelle Bellin