
Waze : ou comment concilier l’intérêt personnel et collectif
⏱ 6 minLa plateforme de calcul d’itinéraire a du succès, notamment en France. À la clé, beaucoup de conséquences, imprévues, dues à la logique algorithmique de la plateforme et à son autonomie. Une autonomie sur laquelle il est néanmoins possible d’agir, en partie.
Avec 13 millions d’utilisateurs, la France est le pays avec le plus fort taux de pénétration parmi les automobilistes : autant dire que Waze, lancé dans l’Hexagone en 2010, y est bien implanté. Après les États-Unis et le Brésil, nous sommes le 3e marché de la plateforme, achetée par Google en 2013. « De plus, une de nos spécificités est que les automobilistes français utilisent Waze quotidiennement, pour optimiser leur temps de trajet domicile-travail », précise Antoine Courmont, politiste et responsable scientifique de la chaire Ville et nNumérique de Sciences Po. Pourquoi un tel succès ? « Le GPS et les applications cartographiques étaient historiquement beaucoup utilisés en France, répond le chercheur. Et nous avions des offres de forfaits mobiles octroyant beaucoup de données. Enfin, une fonctionnalité de l’application – la signalisation de forces de police – était très appréciée [interdite depuis juin dernier en cas d’alertes enlèvement, de contrôles liés à des affaires de terrorisme et de contrôles d’alcoolémie, sous peine d’amende de 30 000 € pour les plateformes, NDLR]. »
Deux logiques de régulation s’opposent
Quelles sont les conséquences de l’usage massif de Waze ? Son algorithme calcule les temps de parcours à partir des données du trafic et optimise la durée du trajet en temps réel. Avec une certaine précision, ce qui justifie le crédit que lui accorde les utilisateurs. Mais cela provoque des reports de trafic, désormais bien connus. Des reports parfois à l’encontre des politiques de circulation mises en place par les autorités publiques : dans des quartiers résidentiels au détriment des riverains, devant des écoles entravant la sécurité publique, etc. Autre problème induit : la maintenance des chaussées, celles-ci n’ayant pas été prévues en conséquence.
« Mais rien ne s’oppose au développement de telles applications, rappelle Antoine Courmont. Il n’y a rien d’illégal là-dedans, et la voirie est libre de circulation pour tout le monde. En outre, si Waze fait perdre la maîtrise de leurs infrastructures aux gestionnaires de réseaux, dans certains cas, comme des accidents, il favorise la fluidité du trafic, pour le bénéfice de tous. Dans ces cas-là, les logiques de régulation des uns et des autres se renforcent. À l’inverse, dans beaucoup de cas, elles s’opposent : Waze optimise le temps de parcours en repérant des raccourcis quand les pouvoirs publics cherchent à fluidifier le trafic en concentrant les flux sur certains axes conçus pour cela, ou en régulant les feux de circulation en temps réel à partir de ses PC de circulation (six PC contrôlent ainsi l’Île-de-France). » C’est de là que viennent les tensions.
Les données des utilisateurs, gage d’indépendance
Antoine Courmont a analysé les sources de données et les logiques de régulation en place (1) : pour évaluer le taux de congestion, les pouvoirs publics utilisent des capteurs sur les infrastructures, comme les feux de circulation, ou sous la chaussée, alors que Waze utilise les seules données de ses utilisateurs, de façon passive ou active. Leur position GPS, remontée toute les 8 secondes, révèle la position de la voiture et sa vitesse entre les différents relevés. Et les utilisateurs qui le souhaitent signalent les événements qu’ils rencontrent (embouteillages, accidents, fermetures de voies, présence policière, etc.). « En passant ainsi par les utilisateurs de son service, la nouveauté de Waze est d’être totalement autonome, indépendante de toute source de données publiques ou privées, relève le chercheur. C’est ce qui pose problème aux pouvoirs publics, dès lors dépossédés de leur pouvoir de régulation. »
De fait, « la régulation de la ville se déplace d’une logique de choix collectifs orientant les usages de la ville à une optimisation utilitariste de la satisfaction des usagers des plateformes » (voir l’article 1 de ce dossier « Les plateformes numériques, nouvelles autorités urbaines« ), résument Maxime Crépel, ingénieur de recherche au Médialab de Sciences Po, et Dominique Cardon, chercheur dans ce même laboratoire, auteurs d’un article sur les algorithmes et la régulation des territoires (2). Beaucoup de questions que posent les nouvelles plateformes de services à la mobilité tiennent à l’indifférence du code informatique aux normes édictées par les institutions qui gouvernent les espaces. Elles agrègent des données individualisées sans se soucier de la régulation globale du trafic et des actions de régulation des autorités locales. »
Outre les données, c’est bel et bien l’algorithme de Waze qui oriente le service. Un service conçu selon les besoins supposés des utilisateurs. « Les fonctionnalités des systèmes d’orientation par GPS incluent généralement trois options : le trajet « le plus rapide« , la distance « la plus courte » et le trajet « le moins coûteux » (évitant les péages), font remarquer Maxime Crépel et Dominique Cardon (2). Ces choix sont devenus des conventions techniques, mais ils ne sont que trois manières parmi d’autres de penser ce que devrait être un trajet en fonction des objectifs supposés des utilisateurs. »
Pourquoi pas une option pour des trajets « les plus économiques sur le plan énergétique » pour les voitures électriques (évitant les parcours sur autoroute très consommateurs en électricité) ou pour les routes « les plus belles », passant par les forêts et campagnes avoisinantes ou encore plus sécurisé. « Selon l’option retenue, les concepteurs vont faire des choix qui régulent directement ce que la technologie permet de faire ou non », soulignent les deux chercheurs.
Vers de nouvelles stratégies de gouvernance
Les pouvoirs publics n’ont d’autre solution que de prendre en compte ces nouveaux acteurs. Antoine Courmont a étudié la coordination qui s’est progressivement mise en place ces dernières années entre l’entreprise et certains acteurs publics à l’échelle de leurs territoires, à partir de leurs données respectives (1).« Elle se situe à trois niveaux, résume-t-il. Première option : agir sur l’infrastructure routière pour modifier les plans de circulation de façon à diminuer la vitesse de circulation avec des ralentisseurs, des feux rouges, des limitations de vitesse, moins de voies de circulation, des priorités à droite, etc. Ces aménagements sont une forme de résistance par les données. Elle implique une compréhension approfondie du fonctionnement de l’algorithme et des modalités de production des données sur lesquelles il repose. »
Cette stratégie est néanmoins coûteuse et délicate à mettre en œuvre sur certains tronçons de voirie. En outre, même si cela fonctionne bien, les municipalités ne peuvent agir qu’à l’échelle de leurs communes, reportant ainsi le problème ailleurs. Chacun prend conscience que les plans de circulation doivent être pensés à une échelle plus large. « À ce titre, le plan de circulation de Paris est déjà bien optimisé, car tel qu’il a été conçu dans les années 1970/80, avec beaucoup de sens uniques, il rend la circulation plus rapide sur les grands boulevards, limitant ainsi l’intérêt des détours, » fait remarquer Antoine Courmont.
Cela rappelle surtout à quel point les problèmes de circulation sont dues au fait que nos infrastructures routières sont de plus en plus inadaptées au trafic routier actuel. C’est d’ailleurs un des arguments majeurs de Waze face aux critiques : la plateforme ne ferait que rendre visible ce problème préexistant de planification urbaine. « De fait, le problème se pose surtout dans les zones périurbaines, en raison de l’étalement urbain, confirme Antoine Courmont. Les infrastructures de transport n’ont pas été adaptées et cet étalement urbain a été mal encadré par les collectivités depuis 40 ans. N’oublions pas que c’est cela qui force les citoyens à prendre leur voiture individuelle. »
Une communauté d’éditeurs bénévoles
Deuxième option : agir sur la base de données, notamment la classification des voies de circulation, via la communauté d’utilisateurs qui la renseigne. Car outre les données citées plus haut, la base de données de Waze tire parti d’une communauté d’éditeurs bénévoles. Ceux-ci la renseignent via une interface en ligne (Waze Map Editor) en produisant et en mettant à jour le fond de carte avec le tracé des routes, leurs noms, les vitesses de circulation, les interdictions, les travaux, etc. En France, en septembre 2017, cette communauté compte plus de 10 000 éditeurs occasionnels, et environ 1 300 éditeurs réguliers. Ils sont encadrés par 360 responsables locaux et 110 responsables nationaux, des éditeurs expérimentés. « Certains y passent des heures par jour, précise Antoine Courmont. Et même s’ils produisent des données pour le compte d’une entreprise privée, ils ont l’impression de travailler pour l’intérêt général des automobilistes. C’est, sans nul doute, un des points forts de la plateforme en matière de fiabilité. »
La communauté est hiérarchisée, avec 6 niveaux d’éditeurs, les rangs d’édition déterminant l’étendue de la zone géographique et le type de voie sur lesquels l’éditeur peut intervenir. Ces éditeurs sur ou sous-classent certaines routes (selon leur niveau d’expertise) en se fondant sur leur connaissance locale et leur très bonne compréhension du fonctionnement de l’algorithme. C’est d’ailleurs ainsi que, pour coller à la classification des voies définie par Waze (voir ci-dessous ), les éditeurs français ont aligné nos catégories étatiques de voies et parfois accordé la primauté à des routes départementales en raison de leur grande circulation.

Classification des voies par Waze
« Les éditeurs les plus expérimentés peuvent aussi « bricoler » la base de données, explique Antoine Courmont, puisqu’il est possible de rendre certains tronçons moins prioritaires selon cette classification des voies. Des partenariats informels se sont ainsi créés entre les collectivités et certains éditeurs pour influencer les données de l’algorithme, par exemple à Bordeaux. Mais cela ne joue qu’à la marge. »
« La troisième modalité d’interaction entre les pouvoirs publics et Waze, développée en France à partir de 2016, vise à faire réalité commune en fournissant des données publiques à l’entreprise, précise le chercheur. Waze propose de fournir gratuitement des données anonymisées et agrégées sur les conditions de circulation en temps réel et les incidents signalés par les utilisateurs ; en échange, les pouvoirs publics transmettent des informations sur les fermetures de voies et les évènements impactant la circulation. » Les collectivités conservent ainsi la maîtrise de l’information fournie aux usagers. En France, à l’été 2017, une dizaine de collectivités ont souscrit à ce partenariat. Comme souvent, la solution serait-elle dans la collaboration plutôt que dans l’affrontement, aux bénéfices de tous et de chacun ?
(1) Antoine Courmont, Plateforme,big data et recomposition du gouvernement urbain: Les effets de Waze sur les politiques de régulation du trafic. Revue française de sociologie, vol. 59(3), 423-449. doi:10.3917/rfs.593.0423, 2018.
(2) Dominique Cardon et Maxime Crépel, « Les algorithmes et la régulation des territoires » in Gouverner la ville numérique, Antoine Courmont et Patrick Le Galès, La vie des idées, PUF, 2019
Isabelle Bellin