Mille neurones artificiels pour simuler… UN neurone biologique ? (suite et fin)
⏱ 4 minUne équipe israélienne a récemment publié des travaux montrant qu’il faudrait un réseau de neurones artificiels à sept couches pour mimer… un seul neurone biologique. Intéressant, mais évitons les conclusions hâtives…
Nous avons présenté dans un précédent article les travaux1 d’une équipe de l’université hébraïque de Jérusalem qui a cherché à reproduire le comportement d’un neurone biologique par apprentissage profond. Ils ont réussi à mimer à la milliseconde près son activité à l’aide d’un réseau de neurones comportant sept couches et un millier de neurones artificiels. Mais que peut-on en déduire ? « Il faut faire très attention aux interprétations » prévenait Rufin VanRullen, co-responsable de l’équipe NeuroAI au Centre de Recherche Cerveau et Cognition (CerCo, CNRS, Université Toulouse III). Il ajoute à présent: « J’ai vu cet article mentionné dans de nombreux fils d’actualité, comme une démonstration du fait que l’apprentissage profond serait par construction déficient, impuissant à reproduire ce qui se passe dans le cerveau. Je ne suis pas sûr que ce soit vrai, et je trouve l’argument contre-productif. »
« Que le neurone biologique soit d’une grande complexité, comparé à ceux des réseaux utilisés en apprentissage profond, cela va de soi, confirme Daniel Choquet, directeur de l’Institut interdisciplinaire de neurosciences (IINS) au Neurocampus de Bordeaux, responsable de l’équipe Dynamique de l’organisation et des fonctions synaptiques, et membre de l’Académie des Sciences. Cette complexité s’inscrit dans le temps et l’espace. Le neurone réalise d’une part une intégration temporelle fort complexe. Certains phénomènes s’y déroulent à l’échelle de la milliseconde, c’est le cas des impulsions nerveuses, alors que l’effet de certains neuromédiateurs, par exemple, peut persister des heures durant. D’autre part, le neurone intègre spatialement. Il est en contact avec des milliers de neurones amont, via des synapses dispersées tout le long de son arborescence dendritique, et la combinaison de ces multiples influences n’est pas une simple addition, elle ne relève certainement pas de la combinaison linéaire. Des effets de seuil y jouent un rôle. Par ailleurs, les synapses s’influencent les unes les autres. On observe même des phénomènes locaux de rétroaction qui se propagent depuis un embranchement en direction des synapses amont. »
UNE MULTITUDE DE FACTEURS INFLUENCENT LE NEURONE
« On sait aujourd’hui que le neurone n’est pas influencé seulement via les synapses établies avec d’autres neurones, où des neuromédiateurs émis par le neurone amont sont captés dans la “fente synaptique” par les récepteurs du neurone aval, explique Daniel Choquet. Interviennent également des neuromodulateurs, qui modifient l’efficacité de la transmission des impulsions, et dont l’effet est “volumique”. Ils agissent sur une échelle de temps longue, sont émis et captés hors des synapses, via la membrane cellulaire et influencent non pas un mais tout une population de neurones, localement. » Dans la liste des neuromodulateurs, on trouve notamment l’adrénaline, la dopamine, l’ocytocine, la sérotonine, l’histamine…
Et ce n’est pas tout. « De plus, poursuit le chercheur, on commence à comprendre que des cellules que l’on croyait autrefois cantonnées dans des rôles subalternes, des “cellules gliales”, en particulier les astrocytes, ont également une influence locale sur le fonctionnement des neurones, notamment via des prolongements qui établissent des contacts avec des neurones, à distance de leurs synapses ou proche d’elles, voire sur elles. On a ainsi remarqué que dans certaines régions du système nerveux des astrocytes influencent chacun un groupe de neurones et réciproquement, formant un véritable pavage. Ces interactions impliquent des neuromédiateurs et neuromodulateurs transmis par voie membranaire, parfois à proximité, mais hors des synapses. Nous sommes loin d’avoir tout compris de ces interactions entre les neurones et les cellules gliales. »
Plus généralement, on est loin de tout savoir du fonctionnement du neurone biologique. On sait qu’il est d’une grande complexité, et il n’est donc pas étonnant qu’il faille, pour mimer un seul neurone biologique, un copieux réseau de neurones artificiels. Soit, mais cela a-t-il un sens de comparer quantitativement neurones biologique et artificiel, peut-on évaluer la complexité du neurone biologique en comptant les couches et les neurones d’un réseau de deep learning, comme semble le suggérer la publication de David Beniaguev et al. ?
QUELS PARAMÈTRES PRENDRE EN COMPTE ?
« Pour modéliser avec précision un système physique complexe, bien sûr qu’il faut un réseau de neurones artificiels complexe, admet Rufin VanRullen. Mais il ne faut pas se laisser aveugler par le fait que l’on modélise un neurone avec des neurones. » Pour y voir plus clair, le chercheur propose de raisonner sur un autre exemple. « Imaginons que nous voulions simuler un violon dans un orchestre. Nous pouvons choisir de le faire avec une très grande précision, en prenant en considération un grand nombre de paramètres d’entrée : la position des doigts sur les cordes, celle de l’archet, son angle d’attaque, la pression exercée, mais aussi la température de l’air, la pression atmosphérique… Et en sortie, on peut s’intéresser par exemple à la pression de l’air quelque part dans le violon, à chaque microseconde. Ce n’est pas le violon qui impose ce choix de paramètres, c’est moi. »
Sans surprise, pour reproduire la fonction qui relie tous ces paramètres d’entrée au paramètre de sortie choisi, il faudra un réseau de neurones fort complexe, assure Rufin VanRullen : « C’est le choix des paramètres considérés qui induit la complexité du réseau de neurones nécessaire pour mimer le système. J’aurais pu choisir comme seul paramètre d’entrée la position des doigts sur les cordes, et en sortie la note jouée par le violoniste : du point de vue de l’orchestre, c’est la seule variable pertinente. Auquel cas, le réseau de neurones nécessaire pour rendre compte de cette réalité physique serait infiniment plus simple. »
Revenons à nos neurones. « Les auteurs de la publication en question ont fait leur choix, précise le chercheur. Ils modélisent la chronologie à la milliseconde près des potentiels de membrane et des impulsions nerveuses, ”spikes”, en entrée et en sortie du neurone. Le problème, c’est qu’on ne sait pas vraiment ce qui est pertinent pour le reste du circuit avec lequel ce neurone interagit, comme le violon dans l’orchestre. Peut-être devrait-on s’intéresser plus simplement à la fréquence moyenne de ces impulsions. Et le réseau de neurones s’en trouverait grandement simplifié. »
LES VOIES IMPÉNÉTRABLES DE L’ÉVOLUTION
Un neurone est le siège d’un nombre considérable de phénomènes physiques : des ions circulent, des canaux ioniques s’ouvrent et se ferment, des neurotransmetteurs et autres neuromodulateurs influencent le neurone dans les synapses mais aussi ailleurs : on découvre encore régulièrement des subtilités. « Le vivant, l’évolution, ont engendré cette organisation fort complexe, que nous découvrons progressivement, rappelle Rufin VanRullen. Elle résulte de l’effet de la sélection naturelle face à toutes sortes de contraintes et d’opportunités rencontrées au cours des temps. On ne sait pas encore tout, mais on sait encore moins ce qui est pertinent en termes de traitement de l’information. » Et un modèle fidèle du neurone ne reproduit pas forcément fidèlement sa fonction de composant d’un organe qui véhicule et manipule l’information…
Pierre Vandeginste
1. David Beniaguev, Idan Segev, Michael London. « Single cortical neurons as deep artificial neural networks ». Neuron, 1 September 2021. doi