Odorat : des nez électroniques entraînés par machine learning
⏱ 4 minDes nez électroniques, sortes de capteurs de gaz odorants, pourraient gagner de nouvelles applications industrielles et médicales grâce aux progrès de la miniaturisation et des techniques de machine learning. Mais un véritable nez artificiel à l’usage des personnes à l’odorat déficient n’est pas encore à l’ordre du jour.
Parmi les sens humains, l’odorat est sans doute l’un des plus mystérieux. Les bases de son fonctionnement n’ont été élucidées que récemment : il a fallu attendre 1991 pour que les biologistes Linda Buck et Richard Axel, de l’université Columbia, aux États-Unis, découvrent la famille de gènes des récepteurs olfactifs, découverte qui leur a d’ailleurs valu le Prix Nobel de physiologie ou médecine en 2004. Au sein de notre cerveau, le sens de l’odorat a un fonctionnement qui lui est propre. « Une propriété surprenante est que nous parvenons, à partir d’un nombre limité de récepteurs olfactifs, seulement 400 différents, à reconnaître au moins des dizaines de milliers d’odeurs », pointe Édith Pajot, directrice de recherche à l’Inra (Institut national de la recherche agronomique). De fait, chacun de ces capteurs situés au fond des fosses nasales est sensible à plusieurs molécules. « La carte d’activation des différents neurones du cortex olfactif forme une sorte de signature unique pour cette odeur. Le cerveau recourt ensuite à la mémoire pour rapprocher cette signature de celles d’odeurs déjà connues », résume la chercheuse.
L’idée du nez électronique est d’imiter ce principe d’analyse dite combinatoire. Concrètement, il s’agit d’aligner, sur un support mis au contact des gaz environnants, une variété de capteurs spécifiques à différentes molécules. La société française Aryballe Technologies produit ainsi un nez électronique baptisé NeOse regroupant un total de 100 capteurs miniatures. « Lorsque l’on place ce dispositif à proximité d’une source odorante, les molécules responsables de cette odeur se fixent sur les capteurs et modifient leur état physique ou électrique. Cette modification d’état peut être enregistrée sous la forme d’un signal, qui constitue la signature de cette molécule », détaille Thierry Livache, directeur scientifique de l’entreprise.
Pallier les pertes d’odorat
L’innovation première d’Aryballe se situe au niveau microélectronique pour produire capteurs miniaturisés et spécifiques à certaines odeurs – basés en l’occurrence sur la technologie de résonance plasmonique par imagerie de surface. Mais la société recourt aussi au machine learning pour effectuer un rapprochement entre la signature mesurée et une banque de « signatures olfactives » préexistante. Les réseaux de neurones pour classifier les odeurs sont d’ailleurs utilisés depuis un certain temps dans le domaine des nez électroniques – comme en témoigne une publication de 2004 dans laquelle des chercheurs de l’université de Milan ont classifié 70 échantillons de miel grâce à un algorithme de type perceptron multicouche. Et ce recours à l’IA est amené à se développer pour mettre au point des nez plus performants : « Multiplier les capteurs signifie traiter plus en plus de données, ce qui implique un certain niveau d’apprentissage automatique », explique Édith Pajot.
Aryballe destinait initialement son produit aux personnes anosmiques, qui souffrent d’une perte partielle ou totale de l’odorat – 10 % de la population mondiale serait touchée. Pour quel usage ?« Un nez artificiel capable de couvrir toute la palette olfactive du nez humain, relève pour l’instant largement du mythe, car il faudrait trop de capteurs et d’analyses ! », relève Édith Pajot. Par ailleurs, peu de bases de données ouvertes existent pour entraîner des systèmes généralistes. « Pour nos applications actuelles, les banques d’odeurs sont confectionnées en interne chez les entreprises clientes, car il s’agit souvent d’odeurs très spécifiques, et il y a aussi du secret industriel », expose Thierry Livache. Monter un répertoire gigantesque d’odeurs est également passablement plus compliqué qu’une banque d’images : « caractériser une odeur suppose de recourir à un laboratoire », note Édith Pajot.
Détection de drogues et aide au diagnostic
Aryballe envisage donc de se focaliser sur un nombre réduit d’odeurs pour des enjeux liés à la sécurité des personnes anosmiques : « Il existe déjà des détecteurs de gaz, mais NeOse pourrait être intégré dans la cuisine pour détecter des odeurs plus fines comme le pourrissement de plats ou d’ingrédients, ou des odeurs de fumées », prévoit Thierry Livache. En attendant, la société s’est tournée vers des applications plus immédiates dans l’industrie cosmétique ou automobile, avec notamment un partenariat avec Hyundai pour détecter les odeurs liées à la propreté et l’usure dans les habitacles.
D’autres applications font leur chemin. Dans l’agroalimentaire, des chercheurs turcs ont développé un nez capable de détecter des contrefaçons sur des plats cuisinés, qui pourrait aussi aider à la détection de drogues. Dans le domaine médical, des nez électroniques sont en essai clinique pour détecter une variété de maladies. Côté techniques de classification, des chercheurs de Loughborough en Angleterre ont récemment présenté un réseau de neurones entraîné pour l’analyse de mesures spectrographiques dans l’haleine des patients, capables de discerner un certain type de molécules (aldéhydes) signalant la présence possible de cancers de la gorge et du poumon.
Du nez à la langue électronique
Il existe également des langues électroniques. Basé sur un principe d’analyse combinatoire similaire à celui des nez électroniques, ce type de dispositif est plutôt destiné à la détection d’ions dans les aliments et les liquides dans une optique de contrôle qualité. C’est ce que propose la société française alpha MOS avec ASTREE, une langue électronique déjà utilisée dans l’industrie agroalimentaire pour évaluer une variété de produits, comme la viande, les céréales ou le thé.
Plus récemment, IBM a dévoilé Hypertaste, une langue électronique qui a la particularité d’exporter les tâches de classification dans le cloud, les résultats étant dévoilés sur le smartphone de l’utilisateur. Dans un article, le chercheur Patrick Fuchs, du centre de recherche IBM à Zurich, détaille le procédé de machine learning utilisé, qui repose sur un algorithme de type forêt aléatoire, entraîné avec les données via la librairie scikit-learn en Python. « Un gros avantage d’avoir le modèle d’apprentissage machine dans le cloud est que les capteurs peuvent être rapidement reconfigurés, depuis n’importe où », conclut le chercheur.
Hugo Leroux