Une approche originale pour planifier le remplacement des lignes haute tension
⏱ 6 minFikri HAFID (RTE) – Maxime GUEGUIN & Vincent LAURENT (Eurobios)
Pour planifier le remplacement des conducteurs électriques de lignes aériennes de son parc, RTE adopte, en collaboration avec Eurobios, une approche hybride combinant modélisations physiques et méthodes d’apprentissage statistique.
RTE (Réseau de transport d’électricité) gère le réseau public de transport d’électricité en France métropolitaine. Avec plus de 100 000 kilomètres de lignes haute et très haute tension, ce réseau est le plus grand d’Europe. Étant donné les montants d’investissements associés, la gestion de ces actifs physiques (conducteurs aériens, pylônes, etc.) est une priorité. L’enjeu est particulièrement fort dans le domaine des conducteurs aériens, car les coûts liés à leur remplacement s’élèveront à plusieurs centaines de millions d’euros par an dans les années à venir. Cela découle en particulier du fait que la politique actuelle de l’entreprise est fondée sur un critère subjectif d’âge qui ne permet pas une discrimination fine selon l’état de ses actifs. Le réseau s’étant très fortement développé à partir de 1945, selon ce critère, RTE s’approche peu à peu d’un « mur de renouvellement » des conducteurs aériens. Et ce, alors même que nombre de lignes déposées sont jugées dans un état correct.
Prévoir le vieillissement des conducteurs
Dans ce contexte, avec la société Eurobios, spécialisée dans le développement d’outils et de solutions dans le domaine de la simulation, de la modélisation et de l’optimisation, RTE a lancé un projet de recherche et développement (R&D) intitulé OLLA (Overhead Lines Lifespan Assessment), qui implique également des experts du pôle apprentissage statistique du laboratoire CMLA de l’ENS Paris-Saclay. L’objectif est de développer un outil d’aide à la décision pour définir un interclassement des conducteurs, autrement dit un ordre de priorité pour leur remplacement selon leur état de dégradation.
Le processus de vieillissement des conducteurs aériens est un vaste problème qui nécessite d’être circonscrit aux sollicitations ayant le plus d’impact sur leur état de « fatigue ». C’est ainsi que l’on désigne, en sciences de matériaux, l’endommagement d’une structure sous l’effet de sollicitations variables, inférieures à sa résistance maximale, mais répétées de nombreuses fois dans le temps. Un des phénomènes majeurs, selon la littérature des lignes aériennes, concerne les vibrations éoliennes. Il s’agit d’une interaction fluide-structure connue sous le nom de vortex induced vibrations : des tourbillons se forment autour du conducteur à une certaine fréquence, et lorsque cette dernière est proche de la fréquence propre de vibration du conducteur, celui-ci se met à osciller. De telles oscillations provoquent un endommagement local du conducteur, notamment au niveau des accessoires d’accroche, pouvant aboutir à la rupture d’un ou plusieurs des brins qui le composent, des brins torsadés, en général composés d’acier au centre, d’aluminium autour (voir Figure 1).
L’intérêt d’une approche hybride
Pour prendre en compte ces effets physiques, Eurobios et RTE ont mis en place des modèles numériques efficaces et originaux, dans le cadre d’une approche multi-échelles représentative des spécificités géométriques et mécaniques de ces conducteurs [1]. Cela permet d’estimer leur durée de vie pour différents scénarios simplifiés de sollicitations mécaniques. Toutefois, étant donné la complexité des sollicitations externes dues au vent, ainsi que la taille et la diversité du parc de RTE, il n’est pas envisageable de modéliser ainsi, du point de vue mécanique, l’ensemble des 100 000 kilomètre de lignes.
Historiquement, RTE dispose de bases de données qui recensent, en plus des informations patrimoniales (position, date d’installation, type de conducteur), des observations de terrain sur les endommagements locaux des composants des lignes et sur leur maintenance. Ces données, remontant parfois à l’origine du réseau, couplées aux récents progrès en matière d’approche statistique, nous ont permis d’envisager de déterminer le risque d’apparition d’un endommagement sur les lignes du parc. Cela permet aux gestionnaires d’établir un plan de gestion argumenté. Toutefois, les bases de données de RTE, si elles favorisent la remontée des signaux faibles du vieillissement de certaines lignes, n’intègrent aucune mesure explicative du comportement physique lors de leur fonctionnement.
Dans ce cadre, Eurobios a proposé de développer une approche hybride, qui tire autant parti des atouts de la modélisation physique que des méthodes d’apprentissage statistique rendues possibles par l’essor des systèmes de gestion de grandes bases de données. L’idée majeure est de mettre en place une « stratégie de dialogue » à plusieurs niveaux. Nous avons choisi des indicateurs physiques appropriés (par exemple la vitesse du vent dans la direction normale par rapport à la ligne ou l’amplitude de vibration) pour enrichir la base d’apprentissage de notre modèle statistique. Ne pouvant être établis en prenant en compte la spécificité exacte des sollicitations mécaniques appliquées à chaque objet d’étude, ces indicateurs physiques sont calculés à partir de scénarios de chargements, déterminés statistiquement par groupe d’individus (via notamment des méthodes de clustering). Les résultats de ces modélisations, associés à des expertises internes, sont encourageants, et permettent d’ores et déjà d’envisager un interclassement unique des lignes à remplacer.
Le défi de l’apprentissage automatique sur des données industrielles
Néanmoins, la mise en œuvre de cette approche hybride est une gageure. Appliquer des méthodes d’apprentissage automatique sur des données industrielles est souvent une tâche complexe. Cela vient notamment du fait que les bases de données réelles contiennent de l’information partielle ou bruitée. C’est notamment le cas des observations contenues dans la base de données traçant les opérations réalisées sur le réseau, données qui nous permettent d’entraîner nos modèles pour reproduire les objets présentant le plus grand risque de dégradation. Ces données ne sont numérisées que depuis les années 2000, et pas de façon exhaustive. Un des défis majeurs consiste donc à ce que le modèle entraîné soit performant sur ces dégradations partiellement reportées.
Un autre enjeu est de parvenir à une reconstitution synthétique de l’information. Pour des problématiques d’évaluation de durée de vie telle qu’abordée ici, il s’agit de reconstituer les conditions de vécu des lignes par l’acquisition des données à grande échelle. Ainsi, la première étape de la modélisation a consisté à consolider les données des bases de RTE, et à agréger à une échelle fine les conditions météorologiques (d’abord des deux dernières décennies, bientôt jusqu’aux années 1970), la géométrie des lignes, les équipements utilisés, des éléments topographiques, des données d’exploitation, etc.
Pour pouvoir appliquer des méthodes d’apprentissage automatique sur cette vaste base de données enrichie, il a d’abord fallu en extraire les principales caractéristiques grâce à des méthodes de réduction, condition sine qua non pour obtenir un volume raisonnable de données. Sachant, de plus, que l’approche hybride adoptée enrichit encore les bases de données avec les informations tirées de la simulation numérique et de l’interprétation physique des données. L’objectif de cette étape cruciale est de trouver, voire de reconstruire, l’information discriminante pour pouvoir classer chaque objet d’étude (ici la portion de conducteur entre deux pylônes) en termes de risque de détérioration due au vieillissement donc de rupture de brins du conducteur.
Du point de vue des méthodes d’apprentissage automatique, du fait des très fortes non-linéarités que l’on trouve dans les données, notre choix s’est porté sur des modèles de random forest, de gradient tree boosting ou encore d’extra trees. Ces algorithmes d’apprentissage, populaires dans le domaine du machine learning, sont fondés sur un grand nombre d’arbres de décision. Ils permettent ainsi de décorréler les différents phénomènes de vieillissement.
Finalement, l’approche hybride développée a permis, depuis début 2018, de fournir au département R&D de RTE un interclassement des portions de leur parc et une visualisation des points du réseau les plus à risque (voir Figure 2). De plus, l’ensemble des données du projet a été confronté à la réalité du terrain via une interface web que les équipes métiers de maintenance de RTE ont pu consulter. Cela a permis d’ajuster les modèles, de capter les données aberrantes et finalement de prendre des décisions de remplacement de conducteurs en adéquation avec les expertises du terrain. Le projet est entré dans une nouvelle phase destinée à améliorer l’interclassement et à généraliser l’outil en termes de prise en compte de phénomènes de vieillissement d’actifs. Cette nouvelle phase s’achèvera à la mi-2020, et livrera une version opérationnelle de l’outil d’interclassement.
[1] J. Redford, H.-P. Lieurade, M. Gueguin, F. Hafid, C. Yang, J.-M. Ghidaglia, Modélisation numérique du phénomène de fretting-fatigue intervenant dans le vieillissement des conducteurs de lignes aériennes, Matériaux & Techniques 106, 308 (2018) – https://doi.org/10.1051/mattech/2018031