Une IA qui va faire reculer l’antibiorésistance
⏱ 5 minDes chercheurs de l’université d’Évry, dans l’Essonne, et de la Fondation Médecins sans frontières (MSF) ont créé une application pour smartphone pour diagnostiquer la résistance des bactéries aux antibiotiques. De quoi rendre les tests d’antibiorésistance aussi pertinents dans le monde entier que dans les pays industrialisés.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) pointe la résistance croissante de micro-organismes aux antibiotiques comme un des grands défis sanitaires du XXIesiècle. La prise de conscience date de 2014. Et la problématique, dont on parlait jusque-là surtout dans les pays industrialisés, concerne d’autant plus les pays en voie de développement. En 2016, relève MSF, une étude« Tackling drug-resistant infections globally », report by former British Secretary of Commerce Jim O’Neill. commanditée par le gouvernement britannique chiffre à 10 millions le risque de décès annuels liés à des infections résistantes aux antibiotiques, à près de 90 % en Asie et en Afrique. Ce qui en ferait la première cause de mortalité au monde devant les cancers.
Mesurer la zone d’inhibition de l’antibiotique
Une des solutions passe par un meilleur diagnostic d’antibiorésistance, ce qui permettrait d’utiliser les antibiotiques à bon escient. Comment sont réalisés ces antibiogrammes ? Dans nos pays riches, des microbiologistes mettent en culture les bactéries des patients à traiter dans un milieu nutritif sur lequel ils déposent les gouttes de différents antibiotiques. Ces derniers diffusent et tuent ou non les bactéries alentour. Lorsque la bactérie est sensible à l’antibiotique, elle disparaît dans une zone concentrique à cette goutte : on appelle cela la zone d’inhibition. C’est à partir de la mesure du diamètre de ces zones d’inhibition qu’est définie l’antibiorésistance.
Un organisme européen, l’Euclast (European Committee on Antimicrobial Susceptibility Testing), recense les données épidémiologiques des laboratoires et définit les valeurs critiques des diamètres de ces zones d’inhibition. En deçà de cette valeur, la bactérie est considérée comme résistante à tel antibiotique, au-delà comme sensible. Les cultures in vitro sont réalisées et analysées automatiquement dans des lecteurs-incubateurs d’antibiogrammes, un équipement qui coûte 30 000 euros a minima. Un microbiologiste confirme ensuite ces informations pour tenir compte des exceptions et cas particuliers, et renseigne alors le médecin sur les bons choix d’antibiotiques.
Dans les pays en voie de développement ou dont les équipements sanitaires sont limités, les conditions de réalisation des antibiogrammes sont compliquées : l’environnement d’analyse se limite à de simples boites de Pétri et des microscopes, il y a peu de personnel qualifié, pas toujours de source d’électricité… Dans les camps et les hôpitaux dans lesquels elle travaille, MSF met en place depuis plus de dixans des laboratoires de microbiologie et forme du personnel capable d’assurer la mise en culture et les mesures des zones d’inhibition. Mais les résultats sont incertains et un certain nombre de patients décèdent.
Fournir la même analyse sur smartphone
« Amin Madoui, bioinformaticien, chercheur au Genoscope Metabolic Genomics (UMR CEA/CNRS/Université d’Évry) a eu une idée géniale, à la suite d’une discussion au sujet de ces problématiques avec une amie, Nada Malou, référente microbiologiste à MSF : développer une application pour smartphones à base d’intelligence artificielle (IA), pour interpréter les photos d’antibiogrammes sans avoir recours aux coûteux lecteurs-incubateurs, explique Christophe Ambroise, responsable de l’équipe Statistique et Génome du laboratoire Mathématiques et Modélisation d’Évry (UMR CNRS /Université d’Evry Val d’Essonne). Amin Madoui est venu me voir en 2017 avec Guilhem Royer, docteur en pharmacie au CHU Henri-Mondor, à Créteil, pour me demander de développer les algorithmes nécessaires. La fondation MSF était prête à nous soutenir. On a décidé de se lancer pour produire une solution en opensource. J’ai accueilli un post doctorant, Marco Pascucci, qui a pu développer en un an une preuve de concept [une POC, pour Proof of concept, NDLR], de quoi valider les principes de l’analyse, sur un ordinateur, sur un petit ensemble de données. Nous avons ensuite développé une version alpha sur téléphone, baptisée ASTapp, encore en test, ni téléchargeable, ni fonctionnelle sur le terrain pour l’instant. » Concrètement, les chercheurs prennent une photo et le diagnostic est proposé sur le téléphone, confirmé par un microbiologiste.
Pour entraîner l’IA, Marco Pascucci a utilisé 1 600 images d’antibiogrammes, soit un total d’une dizaine de milliers de disques d’inhibition, des images prises par Guilhem Royer, alors en thèse, pendant ses heures de garde à l’hôpital de Créteil. « Ensuite, en soi, il n’y a rien de très compliqué, pas de problème mathématique bloquant, concède Christophe Ambroise. L’analyse est faite en deux temps. Première étape : on visualise l’ensemble des disques antibiotiques et on mesure le rayon de chaque disque d’inhibition par analyse d’images et le nom de chaque antibiotique par reconnaissance d’écriture. Nous utilisons un algorithme maison d’apprentissage non supervisé pour la partie analyse d’images, une méthode géométrique basée sur la détection de rupture du signal radial qui permet de délimiter la zone d’inhibition. Grâce à des diagnostics de microbiologistes, nous poursuivons en développant un algorithme d’apprentissage supervisé, qui sera plus précis. Seconde étape : nous comparons notre résultat avec la base de données de l’Eucast pour fournir la réponse quant à l’antibiorésistance. Cela consiste à appliquer les milliers de règles définies par l’Eucast et mises à jour tous les ans, des règles que nous avons intégrées dans un système expert. Nous avons également pu bénéficier des bases de règles qu’utilise I2A, un fabricant français de lecteurs incubateurs, devenu partenaire du projet. »
L’application reconnait les noms des antibiotiques testés (par exemple CFR30) et mesure leurs zones d’inhibition (cercles de couleur). En les comparant aux valeurs limites de résistance (cercles en pointillé blanc), elle en déduit automatiquement si un antibiotique est résistant (cercles rouges) ou sensible (cercles verts). © Guilhem Royer
Aller plus loin avec le soutien de Google
Pour développer et maintenir une application sur smartphone, il fallait viser plus grand. La petite équipe décide alors de se lancer dans le Google AI Impact Challenge, un concours sur des IA à fort impact sociétal. Avec succès ! En avril dernier, leur projet figure parmi les 20 lauréats et récolte 1,3 million de dollars sur troisans. « Outre la bourse qui nous a permis d’embaucher 3 personnes (un product manager et 2 développeurs sur smartphone), Google a décidé de mettre de gros moyens à notre disposition, une équipe de six personnes à temps plein pendant six mois, indique Christophe Ambroise. Ils vont par exemple faire des essais de deep learning pour améliorer les performances de notre solution en matière de reconnaissance d’écriture (notre algorithme reconnaît déjà plus de 95% de noms d’antibiotiques). » La firme surveille également de près l’avancement du projet, avec des points tous les quinze jours avec un « parrain Google », ce qui conditionne le déblocage progressif des fonds. La solution est développée sous licence libre Apache 2.0 autorisant une utilisation commerciale.
« Pour l’instant, nous avons travaillé avec des images de qualité, reconnaît le chercheur. Nous n’avons pas encore de référence terrain avec des images et des diagnostics dans les conditions où sera utilisée notre IA. » Ce sera la prochaine étape, à mener avec différentes associations dans différents pays. Dans l’immédiat, une validation terrain est prévue fin 2019 avec MSF dans un hôpital spécialisé en chirurgie reconstructrice à Amman, en Jordanie. Un pays où le taux de résistance aux antibiotiques est très élevé, indique MSF : jusqu’à 75 % des patients peuvent souffrir d’une infection causée par une bactérie résistante. « Nous prévoyons, par ailleurs, de centraliser ces précieux résultats de terrain, ce qui permettrait de faire une carte en temps réel de l’évolution des infections dans ces pays et des souches bactériennes », ajoute Christophe Ambroise.
L’autre principal axe de travail des data scientists est d’améliorer le traitement d’images dans le cas de certains diagnostics délicats où les disques sont par exemple déformés. « C’est la gestion des cas particuliers qui s’est avérée et continue de s’avérer compliquée, explique Christophe Ambroise. Mais, de manière générale, nos algorithmes sont déjà très performants, les développements à venir ne les amélioreront qu’à la marge. » Une version téléchargeable¹ pourrait être disponible d’ici environ un an. De quoi fournir des diagnostics de qualité dans le monde entier. « Grâce à ASTapp, nous allons permettre la mise en place de laboratoires de bactériologie de qualité, même en l’absence d’un expert microbiologiste et dans des contextes difficiles » se réjouit Nada Malou de MSF.
Isabelle Bellin
NOTE
1. L’application mobile capable de faciliter le diagnostic de l’antibiorésistance enjeu majeur de santé publique sera utilisable gratuitement partout dans le monde par les personnels de santé après sa validation clinique et l’obtention de la certification CE. Les résultats démontrant la faisabilité technique d’une telle application font l’objet d’une publication dans la revue Nature Communications, le 19 février 2021.
Illustration à la une © MSF