
Une première solution de mesure de la fragilité est en cours de déploiement
⏱ 6 minLe Centre Borelli de l’ENS Paris-Saclay développe des « chaînes de mesure » de la fragilité et plus généralement la quantification du comportement humain. Objectifs : précisions des données, facilité d’utilisation, coût abordable. Le premier outil breveté, rebaptisé AbilyCare, est en cours de déploiement par Engie.
Imaginez : vous entrez dans une pharmacie, montez sur une sorte de balance (type plateforme d’exercice des jeux vidéo) et quelques minutes plus tard, l’appareil vous délivre votre suivi de fragilité et l’envoie à votre généraliste. Comme vous prenez votre tension aujourd’hui. C’est l’un des objectifs de l’ambitieux programme de recherches du Centre Borelli de l’ENS Paris-Saclay. « Depuis cinq ans, nous déployons des capteurs à bas coût dans divers environnements pour créer des chaînes de mesure, enregistrer des données de qualité et créer de nouvelles grilles communes de mesure de la fragilité, que ce soit pour la gériatrie, la neurologie ou dans tout autre contexte identifié comme le décrochage scolaire ou la psychiatrie », explique Nicolas Vayatis, directeur du Centre Borelli.
Des labos au monde réel
La quantification de la fragilité se fonde notamment sur les critères de Fried (voir l’article « Pourquoi il est primordial de quantifier tôt la fragilité des seniors » du dossier). « C’est un cadre intéressant, mais qui reste très général, précise Nicolas Vayatis. Nous proposons d’aller bien plus loin que ces questionnaires et de mesurer le comportement humain de manière très fine, ce qui ne s’est jamais fait. » L’objectif est double : outre ces grilles communes de mesure plus pertinentes, il s’agit de simplifier le cadre de ces expertises pour qu’elles soient réalisables en consultations de ville, en ambulatoire, en pharmacie. Dans l’idée de démocratiser cette mesure de la fragilité, et par là même de faire plus de prévention, nerf de la guerre, en repérant des signes précurseurs de fragilité.
Qu’existe-t-il aujourd’hui en matière de quantification de l’humain ? « Il y a principalement deux environnements de mesure, explique le chercheur. D’un côté, l’évaluation de tel ou tel paramètre très ciblé, dans le cadre d’études cliniques avec de coûteux équipements sur de petites cohortes homogènes d’une centaine de sujets sélectionnés selon des critères très restrictifs. De l’autre, des objets connectés mesurant des données peu précises sur des centaines de milliers de personnes. Nos travaux se situent à l’échelle intermédiaire : nous utilisons des capteurs plus fins que ceux des objets connectés mais moins coûteux que ceux des essais cliniques et nous testons nos outils de mesure sur le terrain et sur plusieurs milliers de personnes. »
« En tant que spécialistes des données, le fil conducteur de nos travaux est de répondre aux besoins des cliniciens et des experts du comportement pour cibler les indicateurs les plus pertinents selon la fragilité évaluée, poursuit Nicolas Vayatis. Cela va de l’évaluation de la mobilité pour prévenir la perte d’autonomie, à l’anticipation de troubles neurologiques pour anticiper une fragilité psychique. » L’équipe, particulièrement pluridisciplinaire, réunit des mathématiciens, des physiologistes, des neurologues, des médecins, des psychologues, etc. autant de spécialistes qui se croisent rarement habituellement. « Notre démarche s’étend des consultations médicales à l’habitat et à l’environnement extérieur, ajoute-t-il. Nous quantifions la fragilité tant dans l’équilibre via la posture statique qu’en dynamique, ainsi qu’au travers de l’expression faciale, de l’analyse de la voix et des positions ou encore sur des séquences de vie quotidienne dans l’habitat. »
Une solution validée scientifiquement
Une première solution est disponible. Elle repose, d’une part, sur une plateforme de force, initialement baptisé Smartcheck, utilisant la Wii Balance Board de Nintendo, qui permet une mesure d’équilibre statique réalisable sur le terrain, simple d’utilisation, économique et peu chronophage. D’autre part, des capteurs inertiels (accéléromètres, gyromètres) permettent une mesure précise de la symétrie, de la fluidité et de la régularité de la marche lors d’un aller-retour sur 10 mètres. « Ces solutions ont été testées et validées sur une cohorte de 3 000 personnes (personnes âgées, patients en neurologie, ORL, rééducation), dans le cadre d’un essai clinique sur une dizaine de sites hospitaliers parisiens, détaille Nicolas Vayatis [voir la liste partielle de publications en fin d’article, NDLR]. Elles ont fait l’objet de trois brevets et vingt publications scientifiques. »
Cette solution, rebaptisée AbilyCare est aujourd’hui commercialisée par Engie, qui a acheté les licences et pris en main son industrialisation. Elle est présentée comme un dispositif d’évaluation de l’état de santé de l’individu à travers la mesure de la fonction motrice. « Nous commercialisons AbilyCare depuis fin 2018, explique Lina Michelet, responsable des opérations. Cette solution, qui permet d’évaluer la fragilité selon les critères de Fried est au TRL 8 [Technology Readiness Level, échelle de maturité d’une technologie à 9 niveaux dans un ordre croissant, NDLR]. Elle comporte la plateforme de force, des capteurs inertiels et un dispositif de mesure de la force de préhension (voir la vidéo). Elle permet de détecter des signaux faibles de la perte d’autonomie [ces facteurs de risque encore indécelable cliniquement, NDLR), d’évaluer la fragilité et d’en suivre l’évolution. »
La solution AbilyCare comporte une plateforme de force qui évalue l’équilibre et mesure le poids, des capteurs inertiels placés sur le front, le dos et les pieds qui évaluent la marche, un dispositif de préhension qui mesure la force. Deux questionnaires médico-sociaux complètent le dispositif pour évaluer l’activité et l’humeur.
Pour l’instant, le produit est commercialisé sous forme de prestations, d’une part auprès de services de médecine du travail pour sensibiliser les salariés à la prise en charge des facteurs de risque affectant la marche et l’équilibre (TMS, etc. ) et aux risques de chutes de plain-pied (une cinquantaine de salariés sont concernés), d’autre part, pour évaluer l’impact d’ateliers de prévention de perte d’autonomie auprès de personnes âgées. Le suivi de la mobilité en soins de suite et de réadaptation (SSR) ainsi que la médecine thermale (pour mettre en évidence le service médical rendu) sont également ciblés.
Bientôt reconnue dispositif médical
« Plus de 200 personnes ont été évaluées, dont une centaine dans un service de rhumatologie de l’hôpital Cochin, précise Lina Michelet, et les démarches sont en cours pour certifier le logiciel AbilyCare comme dispositif médical de classe I. De nouvelles études cliniques devront être menées pour renforcer la valeur du dispositif en milieu clinique. »
Pour préparer son utilisation sur le terrain, une étude a également été lancée auprès de la plateforme Fragilité du CHU de Nice pour comparer, sur une quarantaine de personnes, les résultats obtenus avec AbilyCare à ceux d’un système de détection optique de référence en matière d’analyse de la marche. Plusieurs opérateurs feront passer les tests sur une même personne pour évaluer cet impact. Quant à savoir quand tout un chacun pourra mesurer sa fragilité dans une pharmacie ? C’est encore bien difficile à dire…
Le système de détection optique pour analyser la marche de la plateforme Fragilité du CHU de Nice © Optogait
Liste (partielle) de publications autour du SmartCheck – Centre Borelli
I. Bargiotas, J. Audiffren, N. Vayatis, P.-P. Vidal, A. Yelnik, D. Ricard. “Local Assessment of Statokinesigram Dynamics in Time: An in-Depth Look at the Scoring Algorithm”, IPOL Journal 9:143-157, 2019.
L. Oudre, R. Barrois, T. Moreau, C. Truong, A. Vienne-Jumeau, D. Ricard, N. Vayatis, P.-P. Vidal. “Template-Based Step Detection with Inertial Measurement Units”,Sensors 18(11): 403, 2018.
I. Bargiotas, A. Moreau, A. Vienne, F. Bompaire, M. Baruteau, M. de Laage, M. Campos, D. Psimaras, N. Vayatis, C. Labourdette, P.-P. Vidal, D. Ricard, S. Buffat, “Balance impairment in radiation induced leukoencephalopathy patients is coupled with altered visual attention in natural tasks”, Frontiers in Neurology,Vol. 9., 2019.
R. Barrois-Müller, D. Ricard, L . Oudre, L. Tlili, C. Provost, A. Vienne, P.-P. Vidal, S. Buffat, A. Yelnik. “Observational Study of 180° Turning Strategies Using Inertial Measurement Units and Fall Risk in Poststroke Hemiparetic Patients”,Frontiers in Neurology, 8-194, 2017.
J. Audiffren, I. Bargiotas, N. Vayatis, P.-P. Vidal, D. Ricard. “A non linear scoring approach for evaluating balance: classification of elderly as fallers and non-fallers”. PLoS One.2016 Dec 9;11(12):e0167456. doi: 10.1371/journal.pone.0167456. eCollection, 2016.
J. Audiffren, E. Contal. “Preprocessing the Nintendo Wii Board Signal to Derive More Accurate Descriptors of Statokinesigrams.”Sensors vol. 16,8 1208, 2016.
R. Barrois, L. Oudre, T. Moreau, C. Truong, N. Vayatis, S. Buffat, A. Yelnik, C. de Waele, T. Gregory, S. Laporte, P.-P. Vidal, D. Ricard. « Quantify osteoarthritis gait at the doctor’s office: a simple pelvis accelerometer based method independent from footwear and aging. Computer Methods in Biomechanics and Biomedical Engineering.Oct;18 Suppl 1:1880-1, 2015.
L. Oudre, R. Barrois-Müller, T. Moreau, C. Truong, R. Dadashi, T. Grégory, D. Ricard, N. Vayatis, C. De Waele, A. Yelnik, P.-P. Vidal.« Détection automatique des pas à partir de capteurs inertiels pour la quantification de la marche en consultation », Neurophysiologie Clinique/Clinical Neurophysiology, 45(4):394, 2015.
J. Audiffren, R. Barrois-Müller, C. Provost, E. Chiarovano, L. Oudre, T. Moreau, C. Truong, A. Yelnik, N. Vayatis, P.-P. Vidal, C. de Waele, S. Buffat, D. Ricard. « Évaluation de l’équilibre et prédiction des risques de chutes en utilisant une Wii Board Balance », Neurophysiologie Clinique/Clinical Neurophysiology, 45(4):403, 2015.