Comment les entreprises apprivoisent l’Open Source
⏱ 4 minPorté d’abord par des acteurs spécialisés, le modèle économique de l’Open Source a connu un coup d’accélérateur grâce aux géants du Net, notamment avec l’émergence du big data et de la data science. Ces grands groupes, pour attirer les compétences, laissent ainsi en libre accès certaines de leurs technologies. Un modèle dont s’inspirent désormais de grandes entreprises traditionnelles, comme la Maif.
Né il y a plus de trente ans de la volonté politique de quelques-uns de s’affranchir de l’opacité des logiciels classiques – dits propriétaires –, le logiciel libre a, dès la fin des années 90, donné naissance à une déclinaison pensée pour le monde de l’entreprise : l’Open Source. Une mutation qui a eu des effets profonds sur le monde du logiciel dans son ensemble. En novembre 2017, le cabinet d’études PAC-CXP estimait le marché européen de l’Open Source à près de 20 milliards d’euros. Très friande du modèle depuis ses origines tout comme l’Allemagne, la France est même n°1 sur le continent en termes de chiffre d’affaires pour les sociétés positionnées sur le créneau, avec près de 4,5 milliards d’euros. Et une croissance annuelle attendue de 8,1%. Enviable.
Schématiquement, deux grandes familles d’acteurs se sont développées sur ce marché : les éditeurs de logiciels et les spécialistes des services informatiques bâtis sur des technologies Open Source. Du côté des éditeurs, le modèle économique dominant fait cohabiter une version dite communautaire, dont le code source est librement et gratuitement accessible sur le Web, et des fonctions complémentaires, dédiées à l’entreprise et dûment commercialisées. Pour Jonathan Rivalan, responsable R&D d’Alter Way, cette approche, dite Freemium, permet à l’éditeur « de se concentrer sur la feuille de route de son produit qui évolue selon deux horizons : le long terme, avec la version communautaire standard, et le court terme, avec une version entreprise ou premium plus étoffée en fonctionnalités ».
Coup d’accélérateur avec le big data et la data science
De leur côté, les sociétés de services offrent des prestations allant de l’accompagnement des clients sur les technologies Open Source à la mise à disposition des solutions sélectionnées, en passant par des développements sur mesure et la formation des équipes. « Dans la Data Science, c’est cette seconde approche qui est privilégiée, avec, en complément, dès la phase de précision des besoins des entreprises, un effort supplémentaire lié à la qualification des jeux de données disponibles », reprend Jonathan Rivalan.
Si la coexistence de ces deux modèles explique le décollage d’un marché de l’Open Source, elle est loin d’en décrire tous les contours. D’abord parce que la mise à disposition du code source des logiciels est devenue une pratique généralisée chez les éditeurs de logiciels, y compris chez les défenseurs présumés du modèle traditionnel. Symbole de cette évolution des temps : Microsoft, dont le patron avait aux débuts des années 2000 comparé Linux à un cancer, publie désormais certains de ses logiciels en Open Source.
Les Gafa misent sur l’adoption
Pour marquante qu’elle soit, cette évolution n’est probablement pas la plus significative de ces dernières années. Car c’est plutôt l’attitude des grands acteurs américains de l’Internet qui a profondément accentué l’impact de l’Open Source. En particulier dans le Big Data et la Data Science. Dans le courant des années 2000, Yahoo place ainsi en Open Source son système de gestion de grands volumes de données, Hadoop. Une technologie aujourd’hui centrale dans le Big Data. Et le phénomène n’est pas isolé, Facebook a fait de même avec Cassandra, ou LinkedIn avec Voldemort.
Plutôt que de tenter de monétiser des technologies avant tout destinées à servir leurs besoins internes – la gestion des grands volumes de données générées par leurs utilisateurs –, les géants d’Internet les placent en Open Source pour mutualiser les efforts de développement et attirer des compétences, tout en soignant leur image de société innovante. Le schéma s’est d’ailleurs reproduit avec les outils d’intelligence artificielle. À la mise à disposition de TensorFlow par Google en novembre 2015, Facebook a répliqué en « libérant » Torch et Caffe2 et Microsoft en passant sous licence libre son Cognitive Toolkit. De son côté, Amazon a publié le code source de son outil de recommandation personnalisée de produits, au cœur de son activité d’e-commerçant.
La Maif aussi
C’est ce modèle centré sur l’adoption, visant à attirer le maximum d’utilisateurs sur ses technologies, que tentent de reproduire des entreprises dont le cœur de métier paraît, à première vue, bien éloigné de l’informatique. Ainsi la Maif en France. « Il nous est apparu que certains de nos travaux, comme Nio (gestion de la confidentialité) ou encore Otoroshi (gestion des interfaces logicielles), ne pouvaient vivre dans le temps qu’avec le concours des communautés de développeurs, justifie Emmanuel Sorel, qui pilote l’accélérateur technologique de la Maif. Quel meilleur audit de code que celui réalisé par 50 développeurs passionnés ? Et la nouvelle fonctionnalité de qualité a plus de chance d’émerger de 50 cerveaux que d’un seul. En passant à l’Open Source, il faut assumer de partager un actif stratégique, mais si on est tout à fait honnête, on se rend compte que la compétitivité réside plus dans l’exécution et la capacité à sortir des produits que dans leur protection. »
Au total, depuis un peu moins d’un an, quatre outils informatiques ont été placés en Open Source par la mutuelle (voir https://maif.github.io/), pour qui l’initiative a créé une forme d’émulation en interne et a permis d’attirer des développeurs du monde entier sur les projets maison.
Les développeurs préfèrent le libre
Pour Jonathan Rivalan, ce choix de l’Open Source cache aussi des enjeux en matière de ressources humaines. « Il existe aujourd’hui une très forte tension sur le marché du logiciel, cela entraîne des difficultés de recrutement pour les entreprises,détaille le responsable R&D d’Alter Way, qui copilote le groupe thématique Logiciel Libre du pôle de compétitivité System@tic. La mise à disposition publique d’un code source permet de toucher des populations de développeurs, jeunes – comme des étudiants –, et aguerries, sachant que les développeurs favoriseront l’évaluation d’un logiciel dont le code est accessible. » D’où un effet positif sur le rayonnement de la société, donc sur son effort de recrutement.
Pour Stéfane Fermigier, président du groupe de travail Logiciel Libre de System@tic et entrepreneur dans l’Open Source, la difficulté pour une entreprise peu rompue aux habitudes du logiciel libre peut résider dans le changement des habitudes, en particulier dans l’adoption des « codes » du travail en communauté : « il faut notamment savoir aligner son intérêt interne propre sur celui de son écosystème. » Un risque qui semble maîtrisé à la Maif, la société ayant aussi fait le choix de privilégier l’Open Source pour ses achats de technologies. « Tout simplement parce que nous revendiquons la maîtrise de notre avenir technologique », résume Emmanuel Sorel.
William Chinaski