IA : Comment attirer (et conserver) les meilleurs chercheurs en France ?
⏱ 7 min[vc_row][vc_column][vc_column_text]Fin novembre 2018, la France a annoncé sa stratégie nationale de recherche en intelligence artificielle (IA). Objectif : faire de l’Hexagone un leader mondial. Que prévoit ce programme en matière de soutien à la recherche et de transfert industriel, de ponts entre le public et le privé pour les chercheurs ? Réponses de Bertrand Pailhès et Bertrand Braunschweig, respectivement coordinateur national de cette politique et de son volet recherche.
« Nous sommes parmi les premiers en Europe à mettre en place un plan dédié à l’IA, se réjouit Bertrand Braunschweig, ex-directeur du centre de recherche d’Inria Saclay – Île-de-France, chargé de coordonner la mise en place et le suivi du soutien à la recherche de ce plan national. Les États-Unis, la Chine et le Canada, qui se sont mobilisés très vite et avec de gros moyens, en ont déjà un. Et l’Allemagne a annoncé le sien en même temps que nous, en novembre. » Le plan IA français est largement inspiré du rapport AI for Humanity, remis en mars par Cédric Villani, missionné par le gouvernement d’Édouard Philippe. Ce rapport intègre certains éléments de réflexion réunis un an plus tôt dans le rapport France IA commandé par François Hollande en toute fin de son quinquennat.
« On a pris un peu de temps…, regrette Bertrand Braunschweig. Mais ce qui compte, c’est que l’État se soit saisi du sujet et que les moyens soient désormais là. » 1,5 milliard d’euros d’investissement d’argent public annoncés sur l’ensemble du quinquennat. Comment cela devrait-il se concrétiser pour les chercheurs publics, et de manière plus générale pour l’innovation en IA ? « Notre objectif est de construire un écosystème de recherche en France, répond Bertrand Pailhès, coordinateur national de la stratégie française en IA. Cela suppose une recherche publique de qualité, mais aussi la présence de grandes entreprises privées. L’arrivée de Google, DeepMind ou Facebook à Paris est un très bon signe à cet égard. C’est à cette condition aussi que nous parviendrons à rassembler le maximum de très bons chercheurs, français et étrangers, dans plusieurs villes françaises, notamment à Paris. Cet écosystème public/privé est une garantie pour eux d’avoir d’excellentes opportunités de recherche, de bons doctorants, des possibilités d’enseignement, etc. »
Miser sur le long terme
Il cite l’écosystème en IA canadien, qui s’est hissé au niveau mondial en quelques années, notamment sous l’impulsion de Yoshua Bengio, professeur à l’université de Montréal. « Ce chercheur mondialement reconnu est autant attaché à prendre des parts dans les start-up qu’il a créées, comme Element AI, qu’à diriger et développer des organisations académiques comme le MILA, qu’il a fondé, et l’IVADO . »Le MILA est un grand laboratoire académique en apprentissage profond et ses applications ; l’IVADO fédère plus de 1 000 chercheurs pour développer une expertise de pointe dans les domaines de la science des données, de l’optimisation (recherche opérationnelle) et de l’intelligence artificielle.
Bertrand Pailhès reconnaît qu’à court terme, des chercheurs publics quitteront leurs laboratoires pour intégrer des laboratoires privés, comme cela se produit déjà (voir notre article « Paroles de chercheurs qui ont sauté le pas vers l’industrie » sur le sujet et l’encadré ci-dessous). « C’est très bien d’ailleurs ! Nous misons sur le long terme, poursuit-il. Il ne s’agit évidemment pas de privatiser la recherche française en IA, mais nous préférons que ces chercheurs restent ainsi en France, plutôt que d’aller dans la Silicon Valley, à Boston ou en Chine ! À terme, ils fonderont peut-être une start-up dans l’Hexagone. D’ailleurs, l’installation de laboratoires privés a déjà fait revenir des chercheurs académiques partis à Londres, New York ou San Francisco. Paris est très bien positionné en IA. »[/vc_column_text][/vc_column][/vc_row][vc_row][vc_column][vc_empty_space][/vc_column][/vc_row][vc_row][vc_column][vc_cta h2= » »]
De l’attractivité du privé
« Les départs vers le privé sont en petite quantité, affirme Bertrand Braunschweig, en s’appuyant sur sa propre expérience de directeur des centres Inria de Saclay et Rennes depuis sept ans. Mais ce sont des très bons ! L’attractivité de certaines entreprises est considérable. » Il cite un chercheur qui a ainsi renoncé à une prestigieuse bourse ERCCes bourses octroyées par le Conseil européen de la recherche (ERC selon l’acronyme anglais) financent des chercheurs d’exception pour mener des recherches exploratoires pour rejoindre Facebook. Cédric Villani reconnaît d’ailleurs avoir été surpris de constater, lors de ses auditions, que cette attractivité n’était pas seulement d’ordre financier et de moyens, mais aussi de liberté et de facilités de recherche.
Chaque cas est particulier. Certains chercheurs, très attachés à la recherche publique, ont sauté le pas car les sciences du numérique étaient bien peu reconnues il y a encore quelques années dans la recherche publique. D’autres voulaient avoir plus d’impact. « Au quotidien, il y a, semble-t-il, peu de différences concernant la façon de mener ses recherches, ajoute Bertrand Braunschweig. En revanche, même si elles sont toutes deux à long terme, la perspective n’est pas la même. Beaucoup de chercheurs ont été approchés par des entreprises, et préfèrent ne pas donner suite en raison de leurs valeurs de mission de service public. » Quant aux salaires proposés, qu’il juge indécents, il doute que cela dure : « la bulle va forcément dégonfler ! » considère-t-il, soulignant néanmoins que le niveau de rémunération des chercheurs publics reste un très gros problème, qui non seulement nécessite des moyens financiers colossaux mais aussi des changements conséquents de l’encadrement réglementaire.[/vc_cta][/vc_column][/vc_row][vc_row][vc_column][vc_empty_space][/vc_column][/vc_row][vc_row][vc_column][vc_column_text]Cédric Villani proposait a minima de doubler le salaire des chercheurs en IA en début de carrière, sous peine de voir se tarir définitivement le flux de jeunes prêts à s’investir dans l’enseignement supérieur et la recherche académique. « Mais même si on en avait le droit, comment définir qui fait de l’IA, interroge Bertrand Braunschweig. Une telle mesure serait particulièrement difficile à implémenter ! » « La question des salaires est effectivement compliquée, reconnaît Bertrand Pailhès. Nous proposons des mesures dans la loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), comme de permettre à un chercheur académique de consacrer 50 % de son temps à une entreprise (au lieu de 20 % aujourd’hui) en parallèle de ses travaux de recherche dans son laboratoire. » Le projet de loi a été voté en première lecture à l’Assemblée nationale en octobre. Il passe devant le Sénat entre le 29 janvier et le 12 février 2019. « Certains chercheurs ont déjà aménagé des situations de cet ordre-là, ajoute-t-il. On espère qu’avec cette loi, les entreprises appuient ces pratiques. Dans les faits, cela pourrait concerner quelques dizaines de chercheurs de très haut niveau. C’est impossible à quantifier. » Autre mesure de la loi PACTE : autoriser un chercheur à conserver jusqu’à 49 % des parts d’une entreprise en réintégrant son organisme public de recherche.
Financer des chaires
« Notre priorité, depuis mars, est de renforcer la recherche académique en IA, de donner plus de moyens à ceux qui souhaitent rester dans le public, et d’attirer des talents étrangers », poursuit Bertrand Pailhès. Un des dispositifs majeurs est la constitution d’un réseau d’instituts interdisciplinaires d’IA (3IA) financé à hauteur de 300 millions d’euros. Quatre Instituts 3IA présélectionnés – Grenoble (MIAI@Grenoble-Alpes), Nice (3IA Côte d’Azur), Paris (PRAIRIE) et Toulouse (ANITI) – détailleront leur projet début 2019 dans le but d’obtenir leur labellisation.
« Environ 150 chaires seront financées dans ces instituts, précise-t-il, ainsi que 40 chaires qui seront notamment proposées dans les 8 autres sites qui avaient candidaté en tant qu’Institut 3IA. Au travers de ces chaires confiées à des chercheurs de niveau européen ou mondial [il existe déjà une vingtaine de chaires en IA en France, NDLR], notre ambition est de structurer notre paysage de recherche avec des laboratoires couvrant le spectre de l’IA dans un cadre interdisciplinaire. Ces chercheurs mèneront des recherches publiques, et seront des partenaires privilégiés des entreprises pour créer des projets communs, des laboratoires communs, monter des thèses CifreCe dispositif de « convention industrielle de formation par la recherche » permet aux entreprises de bénéficier d’une aide financière pour recruter de jeunes doctorants dont les projets de recherche sont menés en liaison avec un laboratoire extérieur., etc. »
« La plupart des candidats aux chaires des Instituts 3IA étaient mentionnés dans l’appel à manifestation d’intérêt, rappelle Bertrand Braunschweig. Ce sont beaucoup de chercheurs ou enseignants-chercheurs locaux, quelques personnalités venant de l’étranger. Leurs noms seront connus lors de la labellisation des instituts. Concernant les 40 autres chaires (à temps plein ou partiel), pour lesquelles un appel à candidature national et international sera lancé début 2019, nous espérons avoir de très bons candidats internationaux et que les conditions leur permettront de venir. »
L’État s’est engagé sur un programme de quatre ans avec des modalités variables selon si les chaires sont rattachées ou non à des Instituts 3IA, si ce sont des chaires junior ou senior, etc. Le montant annoncé est de l’ordre de 1 million d’euros par chaire. De quoi conduire un projet, monter une équipe de doctorants, post-docs, ingénieurs. « C’est moins qu’une ERC senior (2,5 millions d’euros pour cinq ans), compare Bertrand Braunschweig, et beaucoup moins que les sommes octroyées aux chaires canadiennes, mais qui sont en bien plus petit nombre [29 ont été attribuées en décembre 2018 dans les 3 centres IA canadiens, NDLR]. » Quant à l’Allemagne, une centaine de chaires sont prévues pour un investissement fédéral de 3 milliards d’euros sur l’ensemble de la stratégie allemande sur l’IA, sur dix ans. Par ailleurs, l’État français s’engage à cofinancer des thèses à 50 %, aux côtés de laboratoires publics ou d’entreprises dans le but de doubler le nombre de doctorants chaque année, de 250 à 500. Un appel à projets est prévu début 2019.
Donner les moyens aux chercheurs
« Une des demandes importantes des chercheurs en France, notamment pour l’apprentissage profond, concernait les moyens de calcul et de stockage de données, ajoute Bertrand Braunschweig. Dès le printemps prochain, une nouvelle plateforme de calcul devrait être à leur disposition, installée par l’opérateur national de calcul intensif GENCI au centre de calcul IDRIS du CNRS sur le plateau de Saclay. » Cette machine, d’une puissance de calcul de plus de 5 petaflops (5 x 1015 opérations par seconde), comportera environ un millier de processeurs GPU. Autre promesse : l’accès sera facilité avec une procédure pour disposer de ressources de calcul à la volée au lieu de réserver un an à l’avance. Et, d’ici quatre ans, GENCI cofinancera une machine exascale (1018 opérations par seconde) européenne.
Quid de l’existence de données notamment labellisées ? « L’État encourage au partage de données entre entreprises ou entre public et privé : un appel à manifestations d’intérêt a été lancé fin 2018 », répond Bertrand Braunschweig. Les données de santé sont particulièrement visées avec le Health Data Hub, pour favoriser le partage entre producteurs et utilisateurs de données (celles-ci sont également au cœur de la stratégie européenne, ou du plan IA 2021 de la région Île-de-France).
« Autre point important : la dotation de l’Agence nationale de la recherche (ANR) est renforcée de 100 millions d’euros pour l’IA sur quatre ans, souligne Bertrand Braunschweig. C’est un effort majeur, qui permet de financer plusieurs dizaines de projets de recherche. » La recherche partenariale sera aussi soutenue via un investissement de l’État de 65 millions d’euros : 20 millions dans le cadre du programme Labcom Ce programme de laboratoires communs lancé par l’ANR en 2013 vise à développer le potentiel de partenariat industriel et de transfert chez les acteurs de la recherche académique. (l’objectif est de porter le nombre de laboratoires communs en IA de 7 à plus de 50) ; 10 millions pour les Instituts CarnotCe dispositif permet aux structures de recherche labellisées par l’ANR pour la qualité de leur recherche partenariale de recevoir un financement de l’État. ; enfin 35 millions pour les IRTLes IRT (Instituts de recherche technologique) sont des instituts de recherche thématiques interdisciplinaires associant des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, des grands groupes et des PME autour d’un programme commun de recherche technologique. Ils sont labellisés par l’État dans le cadre des Investissements d’avenir. .« Nous espérons que toutes ces modalités permettront d’améliorer l’interface entre privé et public et de confronter les chercheurs à des problématiques industrielles tout en restant dans la sphère publique », conclut Bertrand Pailhès.
Isabelle Bellin
Illustration à la une : © FranceIA
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