La justice sera-t-elle prédictive ?
⏱ 7 minLa Loi pour une République numérique et ses promesses d’open data ont ouvert la voie à une justice prédictive dont les jugements pourraient être fondés sur des intelligences artificielles. Entre fantasme d’objectivité de la justice via son automatisation et peur d’atteinte à l’autorité des juges, où en est-on ?
« Parler de justice prédictive n’a aucun sens, c’est un effet d’annonce au même titre qu’intelligence artificielle, affirme d’emblée Jean Lassègue, philosophe et épistémologue, chercheur au CNRS et à l’Institut des Hautes Études sur la Justice (IHEJ), auteur avec Antoine Garapon, magistrat, secrétaire général de l’IHEJ, d’un ouvrage[1] sur le sujet. Personne ne peut prévoir un jugement, on peut juste donner des probabilités, un pourcentage de chances qu’un procès tourne comme ci ou comme ça. Et on ne fera jamais plus que cela, quelle que soit la quantité de données disponibles ou les capacités de calcul ! » Il y a d’ailleurs un nom pour qualifier cette imprévisibilité de la justice : l’aléa judiciaire.
« Les outils de justice prédictive proposés à ce jour sont, peu ou prou, cantonnés à l’analyse des seuls contentieux indemnitaires. La rupture technologique que constituerait une analyse sémantique automatisée des décisions de justice capable d’en restituer le sens et l’articulation logique n’est pas encore advenue, » constate, dans un récent article[2], Éloi Buat-Ménard, magistrat, adjoint au directeur du service de documentation, des études et du rapport (SDER) de la Cour de cassation.
Justice quantitative
D’autres relèvent le caractère faussement innovant : « Qualifier cette démarche d’innovante peut surprendre, l’anticipation des avenirs judiciaires possibles étant de longue date le fait des praticiens du droit/…/ C’est donc moins la démarche d’anticipation d’une décision de justice qui est novatrice que la manière de la conduire/…/ L’objectivité de la data recontextualiserait l’anecdataLes auteurs précisent que ce terme est un néologisme anglo-saxon, fusion des termes anecdote et data, pour décrire comment un ensemble de faits anecdotiques sont mobilisés pour tenter de donner une apparence de vérité scientifique à une opinion.subjective du professionnel du droit, en l’accordant au réel » peut-on lire dans le livre blanc de Sciences Po sur les enjeux éthiques de la justice prédictive. Ainsi, comme le revendiquent les legaltech qui développent des outils de justice prédictive, à l’instar de Predictice, l’inflation de décisions de justice conjuguée au développement de bases de données juridiques justifient le développement de ces solutions d’analyse d’informations comme d’autres, comparables, se déploient pour la médecine, l’industrie ou la finance.
« Nous utilisons déjà des bases de données et des moteurs de recherche à base de mots clés, comme ceux de Lexbase, Lamy ou Lexis Nexis, dont nous analysons ensuite les résultats pour en faire une sélection qualitative, confirme Marie Catherine Ducharme, avocate en droit des nouvelles technologies au cabinet Baker McKenzie. Il faut néanmoins utiliser un patchwork de bases de données pour avoir une vision la plus exhaustive possible. Ces outils prédictifs changeraient-ils nos stratégies de défense ? Cela conduirait assurément à une justice plus quantitative, à une nouvelle manière d’analyser les décisions en sachant par exemple la probabilité de succès de tel ou tel argument, mais il faudra être capable d’avoir du recul sur ces probabilités, notamment sur les données utilisées, sur quelle période, dans quelles villes, etc. »
Sensée ou non, innovante ou pas, la justice prédictive interpelle le monde de la justice. Nous oriente-t-elle vers « Un monde judiciaire augmenté par l’intelligence artificielle », titre d’un récent colloque organisé à la Cour de cassation, par l’Institut Presaje. Dans son allocution d’ouverture, Bruno Pireyre, président de chambre à la Cour de cassation se risquait « à quelques raisonnables anticipations : /…/ une connaissance plus vaste – et de beaucoup –, plus rapide, plus affinée, peut-être, de la jurisprudence par les juges, par les parties et leurs conseils, comme par le citoyen /…/ l’harmonisation de pans entiers de la jurisprudence. »
Normalisation de la justice
Bruno Pireyre questionne l’éventualité que « ces instruments, en particulier les outils de justice dite « prédictive« , en viennent, par un effet d’imitation, d’intimidation, de conformisme intellectuel, à brider la liberté de décision du juge /…/ Le juge réduit à n’être plus que la bouche du robot, oserait-on dire en paraphrasant grossièrement Montesquieu ? » Sans minimiser les « risques, bien réels, de dérives, de dévoiements, de ces nouveaux outils et produits dont, dans la très grande majorité des cas, la naissance, le développement et la distribution suivent les logiques de profit », il ne veut pas croire que le juge « perdrait demain sa capacité de hiérarchiser, de placer en confrontation, sinon en tension, les informations – toutes les informations – qui lui seront produites. »
C’est pourtant ce que craignent certains devant la perspective d’une justice annoncée prédictive. « Ces outils risquent de normaliser le comportement des juges, alerte Antoinette Rouvroy, chercheuse du Fond national de la recherche scientifique Belge, au Centre de recherche en information, droit et société (CRIDS) de l’université de Namur, qui participe à un vaste projet de recherche« Autonomisation des acteurs judiciaires par la cyberjustice et l’intelligence artificielle (AJC) » sur le sujet financé par l’université de Montréal. Les legaltech qui proposent des dispositifs actuariels d’évaluation des risques boostés par du machine learning, ne risquent-elles pas d’influencer les juges dans le sens d’une harmonisation des montants d’indemnité ou de pénalité ? Dans un sens, cela conduirait à une plus grande égalité des justiciables ; dans l’autre, cela pèse sur la liberté des juges avec le risque que la majorité l’emporte, là où le doute et la prudence doivent guider le jugement. »
Ce qu’avait conceptualisé Jean Carbonnier, juriste, théoricien du droit par « Le jugement est un doute qui décide ; le procès, l’institution d’une mise en doute avec une décision au bout. »[3] « Une justice totalement prévisible dans son application, automatique, n’est plus juste, fait remarquer Édouard Rottier, responsable du bureau des diffusions numériques du SDER, dans un récent article[4]. À l’inverse, une justice insuffisamment prévisible tend nécessairement vers l’arbitraire. Une justice prédictible pourrait toutefois enrichir les débats judiciaires et contribuer à définir et préciser l’équilibre entre prévisibilité et imprévisibilité nécessaire à l’exercice de la justice. »
Pour et contre
« Il y a un caractère extrêmement ambivalent dans l’usage de ces logiciels, reprend Jean Lassègue, pour le meilleur et pour le pire. Il faudra effectivement un certain courage à un juge pour aller à l’encontre du jugement de mettons 75 % de la profession. Inversement, un juge pourra utilement se remettre en question si une évaluation révèle un biais dans ses jugements dans le cadre de tel ou tel type d’affaires. » Que dire alors de l’interdiction récente d’utiliser les données d’identité des magistrats et des membres du greffe à des fins d’évaluation, d’analyse, de comparaison ou de prédiction (article 33 de la loi de programmation et de réforme de la justice, promulguée en mars 2019). Les avocats emboîtent le pas des juges : par la voix du Conseil national des barreaux (CNB), ils demandent désormais qu’un traitement identique leur soit réservé.
« C’est grave d’avoir peur que la machine puisse porter atteinte à l’autorité du juge, considère Jean Lassègue. C’est un mythe entretenu par le fait qu’on s’en tient essentiellement au niveau technologique, à l’illusion que la machine résoudra les problèmes. C’est une question politique fondamentale qui demande à être débattue. »
Autre point important que souligne Édouard Rottier : « Conçue pour éclairer les personnes sur l’issue probable d’un litige, la justice prédictive pourrait avoir pour effet premier de dissuader des personnes de recourir à un juge pour régler un litige dont la solution apparaîtrait prévisible. » Cette « présélection des causes non perdues », comme les qualifie Antoinette Rouvroy, favorisant ainsi le désengorgement des tribunaux, est un des arguments récurrents des legaltech. Qui peut se défendre, comme le souligne Éloi Buat-Ménard évoquant « la possibilité d’un évitement « vertueux » du procès car fondé sur une juste appréhension de ses chances de gains, au bénéfice d’une concentration des moyens de la justice sur les situations méritant une plus grande attention. »
Antoinette Rouvroy souligne, pour sa part, que des causes qui pourraient sembler « perdues » en s’en remettant uniquement à la valeur prédictive d’un algorithme, valent parfois la peine d’être plaidées : « La solution est de mettre plus de moyens dans la justice et de mieux former les juges au lieu de vouloir les remplacer par des robots ! La justice n’est pas optimisable ; le justiciable n’est pas seulement un client, c’est aussi un citoyen. N’oublions pas, par exemple, que le droit a évolué en faveur de la non-discrimination grâce à la capacité d’imagination des juges (et à l’influence d’activistes). »
Le poids de la jurisprudence
Cela soulève un autre problème, celui du poids normatif de la jurisprudence échue puisque les outils de la justice prédictive se basent sur les anciennes décisions de justice pour prévoir les chances de succès d’un procès et les indemnités des contentieux. « C’est d’autant plus délicat dans un pays de civil law comme la France, où c’est la loi qui prime (le code civil) et non la jurisprudence, pointe Antoinette Rouvroy. Aujourd’hui, le juge s’inspire de la jurisprudence mais il peut s’en écarter sans avoir à se justifier. »« Dans la réalité, la jurisprudence a une grande importance aussi dans les pays civilistes, tempère Marie Catherine Ducharme. Et inversement dans les pays de droit anglo-saxon, fondés traditionnellement sur la jurisprudence (common law), les lois constituent une source de droit très importante. » Ce qui compte le plus selon elle, c’est la quantité de décisions disponibles pour tirer des conclusions statistiques pertinentes.
« Ce n’est pas étonnant que cette justice digitale vienne du monde anglo-saxon, plus jurisprudentiel, constate Jean Lassègue. Néanmoins, les deux systèmes juridiques sont profondément touchés par ces évolutions auxquelles nous n’échapperons pas, car on ne reviendra pas en arrière sur l’open data des données de justice. Dans les deux cas, un procès est une confrontation de points de vue dans un lieu et un temps donnés : dans le monde anglo-saxon, le procès est un événement qui passe surtout par la parole ; de même, dans le monde romano-civiliste, les juges ne font pas qu’appliquer une règle, ils assurent une reconnaissance mutuelle des parties. »
« La part irréductiblement humaine de l’acte de juger réside précisément dans la part d’imprévisibilité, plus ou moins importante selon les circonstances, qui résulte de l’examen humain d’éléments de fait et de droit débattus contradictoirement », confirme Édouard Rottier. La confrontation des intérêts divergents dans un espace commun, la parole écoutée, la plainte entendue jouent un rôle fondamental pour apaiser les passions. C’est aussi cela le rôle de la justice. « Et ce n’est pas automatisable ! ajoute Jean Lassègue. Sinon les juges seraient remplacés depuis longtemps par des machines. Leibniz, mathématicien génial, physicien et juriste y avait bien pensé dans les années 1670, mais on oublie souvent de dire qu’il a renoncé pour toutes ces raisons. Toutefois, on pourrait réfléchir collectivement aux types d’affaires ou aux parties de procès qui seraient automatisables. Cela mériterait des recherches en philosophie du droit, comme celles qu’avait menées la juge néerlandaise Dory Reiling. »
Un encadrement politique
Que dire de la justification de la décision, cette motivation qui permet de l’accepter ? « Ce n’est pas qu’une question d’explicabilité des algorithmes, relève Antoinette Rouvroy. C’est fondamental, mais la justice est le résultat d’un système sociotechnique, politique bien plus large. Je suis très critique à cette idée qu’à condition de rendre les algorithmes transparents, on puisse les laisser décider. » Jean Lassègue soulève un autre problème du même ordre :« Le code informatique est une écriture muette que peu de gens maîtrisent. Nous sommes devenus analphabètes : que signifie une loi que personne n’est capable de lire ? »
À l’inverse, l’avantage du code informatique est qu’on peut le corriger très rapidement. « Encore faudrait-il qu’une autorité politique s’empare du sujet, estime-t-il. Il faudrait des commissaires aux algorithmes au niveau européen. Le politique et les États doivent garder la main. À ce titre, je ne comprends pas bien l’open data des données judiciaires : l’État donne un matériau public au privé qui va nous le resservir moyennant finance ! C’est une boucle étrange. Quel est le business model ? » Ce besoin de régulation était bien identifié dans le rapport Cadiet et a été rappelé dans une déclaration commune du CNB et de la Cour de cassation en mars dernier. À suivre !
Pour aller plus loin
[1]. J. Carbonnier, Sociologie juridique,Puf, 2004, Collection Quadrige.
[2]. É. Rottier, « La justice prédictive et l’acte de juger : quelle prévisibilité pour la justice ? », dans La justice prédictive, Archives de philosophie du droit,Tome 60, Dalloz, 2018, p.189.
[3]. A. Garapon, J. Lassègue, Justice digitale,Puf, 2018.
[4]. É. Buat-Ménard, « La justice dite « prédictive » : prérequis, risques et attentes – l’expérience française », Les Cahiers de la Justice, 2019/2, p. 269.
Isabelle Bellin