Un projet interdisciplinaire exemplaire en géographie
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Denise Pumain, géographe émérite à l’université Paris 1, dont la carrière a été couronnée par le prix Vautrin LudCe prix international est la plus haute récompense décernée en géographie. Il est parfois considéré comme l’équivalent d’un prix Nobel de géographie. en 2010, a décroché cette même année une bourse de 5 ans du Conseil Européen de la Recherche (ERC). À travers ce projet, baptisé Geodivercity, cette adepte de longue date de l’analyse de données et de la collaboration avec informaticiens et statisticiens démontre, une fois encore, les intérêts mutuels de ces pratiques de plus en plus courantes en géographie.
Vous pratiquez ce qu’on appelle la géographie quantitative depuis les années 1970. Cela vous a conduit à cofonder le laboratoire Géographie-Cités en 1992, une référence internationale qui conjugue approches quantitatives et qualitatives, modélisation et épistémologie. La géographie est-elle une discipline à part dans son rapport à la donnée ?
Denise Pumain : De fait, la géographie a participé intensément à la révolution théorique et quantitative en formalisant des concepts, des relations associant des informations qualitatives et quantitatives et en s’ouvrant à la modélisation. En France, cela date du début des années 70. Les géographes ont utilisé les ordinateurs plus précocement que d’autres disciplines de sciences humaines et sociales (SHS) pour interpréter des images de télédétection, concevoir des systèmes d’information géographiques (SIG), faire de la géomatique (analyse de données géographiques). Et contrairement aux Etats-Unis ou à la Grande-Bretagne, ce mouvement a été continu dans l’Hexagone. Plusieurs laboratoires sont sensibilisés à l’analyse des données depuis cette époque comme l’UMR Idées à Rouen, l’UMR Espace à Avignon et Nice, le laboratoire Thema à Besançon – qui associe les universités de Bourgogne et de Franche-Comté – ou encore l’université de Grenoble ou de Strasbourg. Quant au laboratoire Géographie-Cités (UMR CNRS, universités Paris 1, Paris 7 et EHESS), nous l’avons créé, entre autres, pour manipuler des données statistiques à grande échelle, au niveau des régions, des Etats et pour créer des modèles de simulation, indispensables pour pallier l’impossible expérimentation en SHS. On y étudie les spatialités et les territorialités géographiques à partir de concepts et de modélisations théoriques selon des perspectives historiques grâce à des enquêtes quantitatives et qualitatives, des réflexions méthodologiques et épistémologiques.
Le projet Geodivercity est à l’image de l’originalité du profil de votre laboratoire et de cette convergence interdisciplinaire. Parmi les nouveautés, vous soulignez la coconstruction de modèles avec les informaticiens. Quels sont les principaux résultats du projet en géographie et en informatique ?
D.P. : Cette bourse nous a permis de faire un véritable « saut quantitatif » dans nos pratiques en géographie : nous avons testé et validé les théories de dynamique d’évolution des villes et des systèmes de villes sur 20 000 agglomérations urbaines de 7 régions du monde (Europe, Etats-Unis et BRICSBrésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud). Pour cela, nous avons réuni d’immenses bases de données que nous avons harmonisées pour qu’elles soient comparables. Et nous avons pu en tirer le meilleur parti car géographes et informaticiens ont travaillé main dans la main au quotidien. Contrairement aux précédents modèles de simulation où un thésard en informatique choisissait son langage de programmation (qui s’avérait inutilisable par les doctorants suivants), cette fois, les géographes ont participé à la programmation. Nous sommes passés de l’informaticien prestataire de service à un travail en commun bénéfique pour tous. Même si je travaillais de longue date avec des mathématiciens et des physiciens – j’ai notamment participé aux réunions préparant la création de l’ISC-PIF (Institut des systèmes complexes de Paris Ile-de-France) en 2005 – c’est la première fois que nous travaillions de la sorte. Ainsi dans le cadre de mon ERC, j’ai embauché 4 ingénieurs informaticiens.
Cette collaboration exceptionnellement efficace entre géographes et informaticiens a abouti à de nouvelles méthodes de validation et de création de modèles. En quoi consistent ces avancées majeures ?
D.P. : Nous avons développé une façon radicalement différente de travailler. Au lieu de lancer des simulations successives pour affiner le modèle en modifiant ses paramètres « manuellement » comme on le faisait avec des systèmes d’équations différentielles ou nos premiers modèles multiagents, nous avons utilisé des algorithmes génétiques qui nous aident à explorer l’univers des solutions grâce à la plateforme ouverte de simulation OpenMole. Codéveloppée avec l’ISC-PIF, c’est une puissante infrastructure qui utilise la grille de calcul européenne EGI (European Grid Infrastructure, voir autre article du dossier). Cela nous a permis d’optimiser nos modèles en moins de temps et surtout avec une meilleure fiabilité. Pour Geodivercity, nous avons ainsi réalisé un demi-milliard de simulationsSchmitt C., Rey-Coyrehourcq S., Reuillon R., Pumain D., 2015, Half a billion simulations, Evolutionary algorithms and distributed computing for calibrating the SimpopLocal geographical model, Environment and Planning B, 42, 2,300-315 http://journals.sagepub.com/doi/10.1068/b130064p. Cela nous a également conduits à éliminer un des 8 paramètres de notre modèle d’émergence des villes, un paramètre qui s’est avéré sans impact notable (voir schéma ci-dessous). De façon générale, de telles expérimentations numériques à grande échelle constituent un excellent outil de validation des hypothèses en SHS. Certes, la modélisation et les procédures sont complexes, mais tous les éléments de preuve sont vérifiables : toutes nos données sont accessibles dans la revue européenne de géographie CybergeoDenise Pumain a fondé cette revue de géographie, ouverte et en ligne, en 1996, pour permettre une communication plus rapide de la recherche et pour promouvoir une discussion plus directe entre auteurs et lecteurs.. Autre résultat majeur : nous avons mis au point une nouvelle méthodeCottineau C. Chapron P. Reuillon R. 2015, http://jasss.soc.surrey.ac.uk/18/4/9.html incrémentale pour la création de modèles de simulation en sciences sociales, une méthode utilisable quelle que soit la discipline : elle permet de décrire un environnement avec une finesse croissante et en introduisant successivement les interactions en jeu.
Concrètement, quelles conclusions avez-vous d’ores et déjà pu tirer de Geodivercity ?
D.P. : Nos résultats, basés sur des observations empiriques formalisées dans des modèles remettent parfois en cause la théorie économique dominante et ses jugements a priori. Nous pouvons, par exemple, estimer l’évolution des populations des villes dans 50 ou 100 ans avec une bonne marge de plausibilité. Des résultats loin des discours catastrophistes ou des promesses de convergence vers une taille optimale de ville. Nous avons également montré que l’évolution des villes chinoises s’avère comparable à celle de pays urbanisés en dépit (ou à cause) du régime économique et politique Chinois : même si la croissance urbaine chinoise a été exceptionnellement rapide, la répartition des villes par taille, sur le territoire, ou encore l’évolution des spécialisations économiques ne sont pas si différentes des nôtres (voir schéma ci-dessous).
Avec le recul, quel regard portez-vous sur l’analyse de données en géographie ?
D.P. : De plus en plus de géographes sont géomaticiens ou ont une double formation géographie-informatique et sont capables de concevoir des applications fonctionnelles et utiles. Je citerai MobiliscopeDéveloppé au laboratoire Géographie-Cités. Pour en savoir plus : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01643374/document, un outil pour visualiser les variations de composition sociale des territoires selon la mobilité quotidienne de la population, PolitoscopeInitiative de l’ISC-PIF. Pour en savoir plus : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01575456v2 qui analyse les prises de parole des hommes politiques sur les réseaux sociaux pour permettre au grand public de mieux les contextualiser, de retrouver la source de diffusion de fausses nouvelles… ou encore CybergeonetworksDéveloppé au laboratoire Géographie-Cités. qui analyse les contenus, les auteurs, les citations de 20 ans de publications de la revue Cybergeo. Néanmoins, au-delà de ces exemples et des laboratoires de géographie sensibilisés à l’analyse de données comme ceux déjà évoqués, cette interdisciplinarité n’est pas encore généralisée même si elle est bien admise au comité national du CNRS ou au CNU (Conseil national des universités qui régit le recrutement et la carrière des professeurs des universités et des maîtres de conférences). Pour qu’elle soit efficace, il faut une « assignation à résidence », de l’informaticien dans le laboratoire de sciences sociales ou inversement. Les deux cultures doivent s’imprégner l’une de l’autre. C’est aussi le seul moyen d’éviter que des statisticiens ou des physiciens ne réinventent la roue en travaillant sur des sujets de SHS sans tenir compte des connaissances déjà acquises. Une plaie qui continue de traduire la hiérarchie des disciplines.
Propos recueillis par Isabelle Bellin
Pour en savoir plus :
-Pumain D. Reuillon R. 2017, Urban Dynamics and Simulation Models. Springer, International. Lecture Notes in Morphogenesis, 123 p. ISBN: 978-3-319-46495-4, DOI 10.1007/978-3-319-46497-8_3 https://www.springer.com/us/book/9783319464954