Vers l’élevage de précision
⏱ 5 minLes animaux d’élevage n’échappent pas à la moulinette numérique. On les équipe de capteurs et on les espionne pour surveiller leur croissance, détecter leur stress ou les premiers signes d’une maladie. Afin de pouvoir réagir au plus vite et au cas par cas.
L’agriculture numérique ne s’intéresse pas qu’aux végétaux. Cette mutation concerne également les productions animales, qui négocient déjà le virage de l’élevage de précision. Un arsenal de capteurs et d’algorithmes a fait son apparition dans des fermes pilotes ou pionnières, notamment en Australie, aux États-Unis, en Allemagne, mais aussi en France, permettant de veiller sur l’état du cheptel et de décider en connaissance de cause. Ces avancées concernent avant tout les bovins, mais les ovins et caprins ne sont pas loin, de même que les porcins. Et même la volaille.
Ces recherches ont de multiples objectifs : productivité, bien sûr, mais aussi qualité, les deux étant bien entendu liées à la santé de l’animal, et même à son bien-être. Des recherches ont déjà permis de trouver des solutions pour détecter les chaleurs, préalable aux inséminations, ou des anomalies comme la boiterie ; des dispositifs intégrés dans les robots de traite permettent de suivre la production individuelle de chaque vache et de détecter certaines maladies. Clé d’accès à bien des innovations dans ce domaine, la puce RFID (Radio Frequency Identification), incorporée dans la boucle d’identification portée à l’oreille gauche, fait son chemin depuis son introduction en France en 2010. Elle permet d’identifier chaque animal lors de la traite, mais aussi devant un abreuvoir, une mangeoire, etc. Point de départ pour analyser le comportement de l’animal et y détecter des signes avant coureurs de maladies.
Vaches sous surveillance
Isabelle Veissier, directrice de recherche à l’UMR herbivores de l’Inra, à Theix, près de Clermont-Ferrand, qu’elle a dirigée pendant huit ans, est une spécialiste du bien-être animal. « Dans notre étable expérimentale, chaque vache est dotée d’une balise (CowView de GEA) qui permet de la localiser à trente centimètres près, une fois par seconde. À partir de ces données, il est possible de suivre ses déplacements, mesurer son activité physique, et calculer le temps passé près de certains équipements (mangeoire, abreuvoir, sel…) pour en déduire son comportement. »
Les vaches ont leurs habitudes et toute perturbation de leur comportement est un signal. « Des travaux antérieurs nous laissaient penser que des modifications du comportement précèdent de deux jours l’apparition des premiers signes d’une maladie respiratoire associée à de la fièvre, indique Isabelle Veissier. Les outils développés pour l’élevage de précision nous ont permis de confirmer que certaines modifications du comportement sont des signes annonciateurs d’une maladie. Par exemple, une hyperactivité associée à un contraste jour/nuit moins marqué du niveau d’activité précède l’apparition d’une mammite (inflammation de la mamelle). D’autres signaux indiquent la survenue probable d’une boiterie, ou d’une maladie métabolique comme l’acidose. Un jeune chercheur en thèse est en train d’explorer des solutions faisant appel à l’apprentissage profond pour détecter le moment où l’activité d’un animal devient anormale. »
Des mensurations à l’haleine
Les progrès de la vision artificielle permettent d’envisager de nouvelles modalités d’acquisition de données, peu contraignantes. À Rennes, Yannick Le Cozler est enseignant-chercheur à Agrocampus ouest et responsable de la formation d’ingénieur agronome en Sciences et ingénierie en productions animales. « Nous cherchons à suivre la croissance des bovins à partir d’informations visuelles. Dans un premier temps nous avons utilisé un portique roulant, équipé de cinq caméras 3D à laser infrarouge, sur une centaine de vaches. Nous avons pu extraire toutes sortes de mensurations, et estimer le poids vif à 25 kg près. Nous allons bientôt tester un dispositif plus simple et moins coûteux, faisant appel à des algorithmes plus sophistiqués. Cette installation, fixe, comportera quinze caméras classiques et évaluera la vache « à la volée », quand elle passe à sa hauteur. »
Pour obtenir certaines données physiologiques, sans importuner l’animal, il faut parfois ruser. « Pour évaluer la production de méthane en fonction du régime alimentaire et de la prise de poids, nous utilisons un dispositif (GreenFeed de C-Lock) qui distribue une friandise (maïs aromatisé) à petite dose et en profite pour prélever et analyser l’haleine de la gourmande, raconte le chercheur. Chaque animal est identifié par sa puce RFID et ne peut obtenir une nouvelle ration qu’après un délai de deux heures, par exemple. On peut donc faire en sorte qu’il y revienne sept ou huit fois par jour, ce qui permet de suivre l’évolution de la rumination tout au long de la journée. »
Transposer des outils conçus pour étudier individuellement des bovins aux petits ruminants (ovins et caprins) ou aux porcins ne va pas de soi, leur valeur marchande par tête étant bien moindre. « Une solution consiste à équiper des animaux sentinelles, qui permettront par exemple de détecter l’apparition d’une maladie, signale Yannick Le Cozler. Autre solution : l’analyse du son provenant d’un micro placé dans un élevage de porcs permet, plus simplement, de détecter des cris indicateurs de stress ou des toux annonciatrices d’une maladie. Et bien sûr, on travaille sur des algorithmes de vision qui permettront d’apprendre des choses intéressantes en analysant le comportement collectif d’un élevage. » L’agriculture numérique aura bientôt tous les animaux de la ferme à l’œil, même les volailles.
Pierre Vandeginste
Illustration à la une : Le système CowView de GEA (Allemagne) permet de localiser dans l’étable chaque vache porteuse d’une balise à trente centimètres près, chaque seconde. ©GEA