Les clés de la réussite des start-up IA
⏱ 5 minQuel est le profil type des créateurs de start-up IA ? Quelles sont leurs principales difficultés et comment évoluent-elles ?
« En France, notre tissu académique autour de l’intelligence artificielle (IA) est vraiment exceptionnel, affirme Matthieu Somekh, président de France is AI, initiative pour promouvoir l’excellence française de la formation et de la recherche en IA. On trouve partout en France des centres académiques de très bon niveau, que ce soit à Paris, à Saclay, à Bordeaux, à Toulouse, à Lille ou à Marseille… Cela transparaît clairement dans la création en cours des instituts interdisciplinaires d’IA (3IA). » De fait, tout le monde s’accorde à dire que la France dispose de quantité de talents autour de la data et du machine learning grâce à la qualité de nos formations comme celles de CentraleSupélec, de l’ENS Paris-Saclay, Telecom Paristech ou l’École polytechnique.
Surtout des ingénieurs généralistes
Cela suffit-il pour réussir à créer des start-up ? Quel est le profil type des fondateurs ? « En général, ils ont un profil technique, répond Raffi Kamber, associé du fonds d’investissement français en technologies numériques Alven qui soutient 3 à 4 start-up IA par an. Ce sont souvent des ingénieurs généralistes, voire des spécialistes comme Florian Douetteau, CEO de Dataiku [plateforme d’analyse prédictive valorisée aujourd’hui à hauteur de 700 millions de dollars, NDLR] qui est normalien. Mieux vaut acquérir une première expérience avant de se lancer dans ces start-up très technologiques. Ensuite, les clés du succès sont les mêmes que pour d’autres : les créateurs doivent être capables de développer leur technologie, de recruter pour construire une équipe technique et de vendre leur produit. »
Misà part les rares exemples français de start-up qui développent des plateformes horizontales comme Dataiku ou ForePaas (plateforme d’analyse de données), particulièrement difficiles à construire et à vendre, les problématiques des start-up IA sont plutôt des applications industrielles verticales assez comparables à celles des start-up deep tech [lire le premier article du dossier, « Start-up IA : d’une mode à une évidence » NDLR]. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, il y a rarement besoin d’avoir un pied dans le monde de la recherche. D’ailleurs, malgré la qualité de notre système académique, peu de créateurs de start-up IA en sont issus. La vocation à rester dans la recherche publique est encore bien ancrée dans la mentalité française. « Peu de start-up IA sortent des labos, confirme Robert Marino, cofondateur de Deeptech Founders qui propose des programmes d’accompagnement aux chercheurs pour évaluer leur vocation et leur projet avant de se lancer. Dans notre première promotion de projets, on compte 3 start-up IA sur 30. »
Deeptech Founders leur procure un réseau et un lieu d’échange comme le font toutes les structures d’accompagnement ou France is AI. De fait, les créateurs ont intérêt à s’intégrer à un écosystème pour être aidés à rassembler les compétences et les ressources nécessaires. Ce qui est loin d’être simple. « Le vrai sujet aujourd’hui en France pour créer une start-up IA qui marche, ce n’est pas l’argent – il y en a, [lire le deuxième article de ce dossier, « La France est un eldorado pour les start-up », NDLR] –, c’est la mise en œuvre, l’exécution pour savoir comment grandir, comment structurer l’entreprise, la développer à l’international… Cela suppose, bien entendu, de faire les bonnes rencontres, d’avoir les bons investisseurs, les bons mentors. Mais le plus dur, c’est le recrutement, à tous les stades et notamment lorsqu’il s’agit de profils expérimentés », explique David Bessis, fondateur et CEO de Tinyclues qui propose de nouvelles solutions de ciblage marketing, et membre de France Digitale, association des entrepreneurs et investisseurs français du numérique.
Deux écueils : recrutement et marketing
Cette difficulté à recruter des cadres dirigeants est notamment liée au fait que notre système est assez jeune. Beaucoup de data scientists sortent des écoles, mais la France a trop peu de success stories à grande échelle de plus de 10 ans comme Talend ou Tinyclues pour constituer un vivier de talents senior. « Pour construire une société exceptionnelle, il faut des gens exceptionnels et, si possible, qui ont déjà fait, résume Marie Brayer, associée de Serena VC, fonds d’investissement français qui a créé une ligne IA. Ce vivier est limité en France, contrairement aux Etats-Unis, grâce à Google, Facebook ou Slack. Nous n’en sommes qu’à notre première ou deuxième génération de sociétés technologiques quand les américains en sont à leur 6eou 7e ! Recruter un directeur marketing qui ait de l’expérience est difficile en France. » En attendant, le French Tech visa, dispositif censé faciliter le recrutement de salariés étrangers, pourrait faciliter le recrutement de salariés étrangers, notamment européens.
Autre spécificité des start-up IA qui peut être source d’échec, en tout cas de difficultés à grandir : le manque de culture produit et de conscience de l’importance du marketing. « Les start-up en IA ont souvent plus de mal que les autres sociétés technologiques à comprendre l’importance des démarches commerciales, regrette Raffi Kamber (Alven). Elles ont besoin d’être particulièrement stimulées pour comprendre qu’il ne suffit pas d’être le meilleur sur son sujet, mais qu’il faut aussi savoir communiquer sur son produit, le présenter au client, le vendre. » Il manque souvent une double-culture ingénierie et produit qui permet non seulement d’imaginer des algorithmes fonctionnels mais aussi de comprendre l’écosystème et la façon dont les utilisateurs sont prêts ou non à adopter le produit.
Car si le niveau en maths est en général une condition, c’est loin d’être suffisant. « À mon sens, le profil idéal du créateur de start-up IA associe une bonne culture mathématique et cette culture ingénierie et produit, confirme David Bessis (Tinyclues). Les compétences dures ne suffisent pas. Or cette compétence produit n’est enseignée nulle part, et il est difficile de recruter de tels profils. » Il manque dans l’Hexagone un MBA IA qui apporterait cette touche ingénierie, marketing, design de produit à des ingénieurs ou diplômés de data science.
Gérer la croissance
À un moment ou un autre, il faut viser un marché plus large. « Le marché européen est vaste mais reste fragmenté par pays, sans unification, fait remarquer Paul Strachman, fondateur de France is AI et associé du fonds d’investissement ISAI. Les start-up IA doivent alors s’attaquer au marché américain, en raison de sa taille. Et même si cela s’améliore, notamment grâce au travail de Bpifrance (Banque publique d’investissement), cela reste compliqué de grandir pour une start-up française. Il y a beaucoup moins d’investisseurs late stage qu’aux États-Unis. » [lire le deuxième article de ce dossier, « La France est un eldorado pour les start-up », NDLR]
« Ce sont surtout des sociétés américaines et quelques entreprises chinoises qui rachètent les start-up françaises, confirme Raffi Kamber (Alven), c’est le cas des dix dernières start-up de notre portefeuille qui en compte une cinquantaine actuellement. Les Français sont de très mauvais acheteurs, ils ont du mal à débourser 100 millions d’euros pour une boite montée par des jeunes de moins de 30 ans… Des sociétés européennes s’y mettent, notamment britanniques, du Benelux et scandinaves, car elles ont du mal sinon à attirer les talents. » Fin 2018, l’allemand SAP a ainsi acquis l’éditeur américain de logiciels de sondages Qualtrics alors qu’Apple s’était offert la start-up française Regaind en 2017 ou Facebook avait racheté Wit.ai en 2015, crée par des français deux ans plus tôt.
« Il n’y a pas un unique modèle de croissance, fait remarquer Mathieu Somekh, certaines start-up se font racheter – c’est le but de certains entrepreneurs -, d’autres veulent devenir une licornestart-up qui dépasse le milliard de dollars de valorisation technologiques pour s’introduire en bourse, d’autres encore développent leur marché avec des grands groupes alors que certaines y seront plutôt intégrées à terme, leurs produits ou services ouvrant de nouveaux marchés. » Le président de France is AI souligne ainsi que les grands groupes ont tout intérêt à travailler avec les start-up et inversement : l’un et l’autre sont complémentaires. Il vient d’ailleurs de créer à Marseille un incubateur/accélérateur, Zebox, en misant sur l’hybridation dans deux domaines applicatifs : la mobilité (y compris transports et logistique) et l’industrie 4.0.
Selon lui, le rapport de force est en train de changer. Heureusement car comme le résume David Bessis (Tinyclues), pour l’instant c’est encore la double peine : « D’une part, les entreprises françaises regardent encore les start-up comme des petits acteurs, pas comme des boites qui vont grandir et leur grignoter leurs parts de marché. Peu ont compris comment interagir avec elles, encore moins investir dedans des centaines de millions d’euros. D’autre part, il y a peu d’exemples de licornes technologiques ou d’entrée en Bourse réussies. Nous en sommes là avec Tinyclues : nous sommes en forte croissance sur le marché européen et américain. Nos options à terme se résument à stand alone avec une entrée en Bourse ou rachat par des acteurs américains… » Un passage à l’échelle qui reste encore difficile à négocier, malgré la qualité des jeunes pousses.
Isabelle Bellin